Belgique en guerre / Personnalités

Pirenne Jacques

Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)

Fils du grand historien Henri Pirenne, Jacques (1891-1972) – de même que ses frères - est né dans la ville où enseignait son père alors que ses racines familiales et intellectuelles se situent dans la province de Liège à laquelle les Pirenne restent très attachés. A la fois juriste et historien, il est surtout connu pour son attachement à la personne de Léopold III

Un destin marqué par la Grande Guerre

Né à Gand le 26 juin 1891 dans un milieu bourgeois, libéral et francophone, mi-flamand par sa mère et mi-wallon par son père, Jacques Pirenne ne peut que se sentir « Belge » avant tout, une identité que la monumentale Histoire de Belgique de son père renforce encore. De 1909 à 1914, il poursuit des études de Droit et d’Histoire dans cette université gantoise où enseigne son père. Il consacre sa thèse de doctorat à La politique financière des ducs de Bourgogne. Sa carrière professionnelle aurait pu débuter en l’an 1914, mais la guerre en a décidé autrement. Alors qu’il est engagé dans la Garde civique locale, Pierre, son aîné et son modèle, tombe sous le feu de l’ennemi. Quelque temps plus tard, son père, farouchement hostile à la « flamandisation » de l’université inspirée par l’occupant allemand, est déporté outre-Rhin. Deux traumatismes majeurs qui ancrent en lui une tenace germanophobie. Affecté en octobre 1915 au service topographique de l’armée après avoir épousé Adrienne Van Lancker à Neuilly-sur-Seine, il intègre en 1917 la 1ère brigade d’artillerie jusqu’à l’Armistice.

Rentré dans Bruxelles libérée en novembre 1918, retrouvant femme et enfants (deux fils nés pendant la guerre, Pierre et Jacques-Henri), il s’inscrit résolument dans le sillage de son père revenu de captivité et, plus que jamais, paré des palmes du civisme dans un climat de surexcitation patriotique. Il s’inscrit au Barreau de Bruxelles avant d’effectuer son stage auprès de Paul Hymans, valeur sûre du libéralisme. Mais rapidement, la carrière d’avocat le titille beaucoup moins que les attraits de Clio. Il accepte ainsi dès 1921 la chaire d’histoire du Droit créée à l’Université libre de Bruxelles avant d’opter pour une carrière académique, obtenant sa nomination comme chargé de cours à l’U.L.B. le 17 mars 1922. Il ne s’en tient pas là. A la demande du roi Albert et grâce à la médiation paternelle, il entreprend dès 1920 d’enseigner l’histoire au duc de Brabant, héritier du Trône…et futur Léopold III. C’est pour lui une savoureuse reconnaissance sociale et le point de départ d’une relation qui s’apparentera, de part et d’autre, à une forme d’amitié respectueuse. Mais en 1924, il est prié d’interrompre son enseignement : ses positionnements politiques ont été estimés compromettants en haut lieu pour la neutralité obligée de la Couronne sur le plan linguistique.

 

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Institution : http://www.beeldarchief.ugent.be/fotocollectie/studenten/ppages/ppage10.html
Légende d'origine : Ghent University 1910. Studentenvereniging. Société académique d'histoire
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Institution : http://nl.wikipedia.org/wiki/Afbeelding:Pirenne.gif
Légende d'origine : Henri Pirenne, s.d.

Le combat en faveur de « Gand français »

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Institution : KBR
Légende d'origine : Le Soir, 27 janvier 1923, p.1
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En effet, l’ancien combattant Jacques Pirenne, pur produit de l’université francophone de Gand et fidèle disciple de son père, s’est engagé à sa façon dans ce qu’il considère comme le « bon combat » pour la Belgique unitaire et pour « Gand français », estimant que les deux sont liés. En février 1920, il a adhéré au "Comité de Politique nationale" de Pierre Nothomb avant de s’afficher publiquement à l’avant-veille des législatives de novembre 1921 au sein du Parti National Populaire issu de ce Comité. Cette formation prétend en finir avec le tripartisme traditionnel qui structure l’Etat belge… Mais le P.N.P. n’emporte aucun siège… A de fin 1922, il assume le secrétariat-général de la Ligue pour la Défense de l’Université de Gand et de la Liberté des Langues qui coordonne nombre de manifestations en faveur de « Gand français ». Son père est le président d’honneur de cette association qui regroupe au mieux de sa forme, en 1923, une trentaine de milliers d’adhérents individuels, appuyés par plus de 560 groupements associés. 


A l’évidence, le militantisme francophone de cette Ligue (devenue à partir de 1925 la « Ligue pour l’Unité nationale ») est de moins en moins bien vu par certains milieux flamands. D’où la prudence des milieux proches de la Cour…et la fin de son rôle d’historien-mentor auprès de l’héritier de la Couronne… Il n’empêche ! Parallèlement à sa carrière académique au sein de l’U.L.B., Jacques Pirenne poursuit son engagement militant et publie diverses contributions aux titres évocateurs : La législation de l’administration allemande en Belgique (1925), Aperçu historique sur l’activisme (1929), Il faut doter le pays d’un statut linguistique (1929) ), allant jusqu’à récupérer en catimini et à éditer à la grande colère des nationalistes-flamands Les archives du Conseil de Flandre (Raad van Vlaanderen (1928). En 1930, l’Université de Gand est néerlandisée. En riposte, il s’implique dans la mise sur pied et l’organisation de l’ « Ecole des Hautes Etudes » gantoise, une institution destinée à suppléer la disparition de l’université de langue française. Bref un fransquillon honni par la nouvelle élite flamande en voie d’émergence… 

Une carrière académique et … politique

Parallèlement à ces engagements, Jacques Pirenne poursuit discrètement sa carrière académique à l’U.L.B., s’orientant vers la haute antiquité gréco-égyptienne tout en cultivant un goût certain pour les vastes synthèses historiques. Encouragé par le professeur Jean Capart, il s’attaque à l’étude du Droit égyptien (il fait figure de précurseur) tout en participant durant les années ’30 à la fondation de trois structures scientifiques majeures : l’Institut de philologie et d’histoire orientales et slaves (1931), la Société Jean Bodin pour l’histoire comparée des institutions (1934) et les Archives d’Histoire du Droit oriental (1937). Enfin, il accepte également de présider la Société royale belge d’Etudes orientales, sans pour autant renoncer totalement à son métier d’avocat (il ne le fait qu’en 1940).

Mais le démon de la politique ne l’a pas totalement abandonné. Ayant ses entrées dans la revue Le Flambeau, il croit bon, à l’approche des législatives du printemps 1936, d’y exposer un projet de réforme de l’Etat où l’Exécutif, quelque peu renforcé, se voit soustrait aux ingérences intempestives du Législatif. Un projet bien dans l’air du temps. Mais il va plus loin et est tenté au lendemain du triomphe rexiste de mai 1936, d’accepter un siège de sénateur coopté offert par Degrelle, le chef de Rex. Ce n’est qu’après avoir pris longuement conseil auprès de ses confrères et de ses amis politiques libéraux qu’il renonce à ce cadeau empoisonné. Mais ses hésitations ont été connues dans le milieu universitaire. Son image de libéral en pâtit et il doit assumer, un temps, la fronde d’une partie de ses étudiants ainsi que l’hostilité de certains collègues professant un antifascisme pointu. Ceux-ci se souviendront de ses tentations rexistes de 1936 lors de la Question royale… Mais sa carrière académique n’a pas vraiment été perturbée par ce faux-pas, pas plus d’ailleurs que ses contacts épisodiques avec son ancien élève, devenu depuis Léopold III. Mieux, à partir de l’été 1939, les liens des deux hommes se resserrent, le souverain faisant discrètement appel aux conseils et à la plume de son ex-mentor pour l’aider à organiser une conférence internationale sur la paix sous l’égide des petites puissances européennes. Elle se tient à Bruxelles sous une forme édulcorée, le 23 août 1939, patronnée par les pays dits du « groupe d’Oslo ». Mais ce sera un coup d’épée dans l’eau. 

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Institution : KBR
Légende d'origine : Le Pays réel, 19 juin 1936, p. 4

Une guerre de tout repos ?

En mai 1940, la famille Pirenne quitte la Belgique envahie pour se retirer successivement à Poitiers, Beynac (Dordogne) et Grenoble, échappant aux pires avanies de l’exode. A l’automne, plutôt que de regagner la Belgique, Jacques Pirenne trouve un point de chute favorable dans l’université de cette ville, qu’il ne quittera à l’été 1941 pour rejoindre l’université de Genève. Dans ce doux exil suisse, bien éloigné des fureurs du conflit, il a tout le loisir de s’atteler à la vaste fresque historique qu’il médite depuis quelque temps et qui parait en quatre volumes sous le titre Les grands courants de l’histoire universelle à partir de 1943. L’année suivante, voyant se profiler la fin de la guerre à l’horizon, il a encore le temps de cosigner avec son fils Jacques-Henri un autre essai plus ponctuel et sans doute destiné à préparer le terrain pour effectuer sa rentrée au pays, La Belgique devant le nouvel équilibre du monde. Le 24 novembre 1944, il rejoint sans problème Bruxelles libérée de l’occupant ; sans opposition particulière de ses pairs, il reprend ses cours à l’U.L.B. et préside même la faculté de philosophie et lettres. A ce moment, ses tentations « droitières » de l’entre-deux-guerres semblent bien oubliées. 

Historien monarchiste ou monarchiste historien ?

Dès le départ et à l’instar de ses parents, Jacques Pirenne communie dans un monarchisme de bon aloi, sans doute accentué par les liens privilégiés qu’il a eus avec le jeune Léopold. Son absence de Belgique en 1940-1944 ne lui a pas permis de percevoir avec autant d’acuité que les « Belges de l’intérieur » les évolutions de l’opinion publique quant à la personne du monarque et des actes posés (ou non) par celui-ci au cours de la « campagne des 18 jours » et de l’Occupation. A ses yeux, le Roi est consubstantiel d’une certaine identité belge qui lui est très chère.

Ce qui le détermine à s’engager corps et biens dans la lutte pour le retour du souverain sur le trône et dans la plénitude de ses pouvoirs, c’est vraisemblablement la communication qui lui a été faite par le comte Capelle, secrétaire personnel du Roi et un de ses anciens contacts au temps du Parti National Populaire, de documents relatifs au comportement du gouvernement Pierlot durant le funeste été de 1940. Il y apparait que l’attitude des ministres, sauf exception(s), n’a rien eu d’héroïque et que la plupart d’entre eux auraient été prêts à s’aboucher officiellement avec l’occupant pour rentrer au pays. A son sens, seul le Roi, par son silence opaque et ses fins de non-recevoir a empêché cette capitulation politique totale et a, à terme, assuré une présence officielle belge à Londres, un peu par défaut…

Mais durant l’hiver 1944-1945, Robert Capelle paraît décrédibilisé tant du fait de sa personnalité plutôt clivante que de ses relations peu discrètes avec différentes personnalités d’Ordre Nouveau sous l’Occupation. Jacques Pirenne, par contre, libéral bon teint, apparaît comme tout à fait respectable et recommandable. Pour l’entourage royal, la conclusion va de soi. Le 8 avril 1945, il devient secrétaire du Roi en lieu et place du comte Capelle. Dans son milieu philosophique et professionnel, cette décision fait grand bruit. La personne du monarque y est controversée, surtout parmi les tenants de la franc-maçonnerie. Pirenne se voit interdit de plume par la rédaction du Flambeau, tandis que plusieurs de ses collègues s’appliquent à rappeler ses troubles penchants pour le rexisme en l’an 1936…

Pirenne s’attèle à la défense de Léopold III, présente ce dernier comme un souverain scrupuleusement fidèle à la Constitution, et bon démocrate de surcroît. Il redoute surtout que le souverain apparaisse comme le Roi d’une seule famille politique ( le « Parti Saxe-Cobourg »…), et s’il fréquente la nébuleuse léopoldiste, il s’applique à en écarter les éléments les plus radicaux, les plus excités, tout en se montrant précocement favorable au principe d’une « Consultation populaire » pour contraindre le pays légal à admettre le retour de Léopold III sur le trône. Il s’applique ainsi à cultiver les liens avec les milieux libéraux et socialisants afin d’y présenter un monarque à l’image moins rebutante, mais le succès de ses démarches reste très relatif au regard des appareils de ces deux partis même si la mouvance libérale se montre un peu plus réceptive à sa ligne de conduite politique, son électorat se montrant par ailleurs plus sensible au « péril communiste » dont la propagande léopoldiste fait un abondant usage. Au fil du temps et avec la radicalisation des positions antagonistes, la famille sociale-chrétienne considère avec de plus en plus de scepticisme la validité de son positionnement de principe. Les tribulations du volumineux Livre blanc auquel il s’est attelé dès l’été 1945 pour exposer, en historien, avec le plus d’objectivité possible ( ?), les événements survenus de 1936 à 1946 et constituant la trame de la « Question royale », ne sont pas faites pour les rassurer. Achevé en octobre 1945, imprimé et tiré à 40.000 exemplaires à partir de janvier 1946, l’ouvrage en question verra sa diffusion indéfiniment postposée, certains faits exposés étant davantage source de querelles que d’apaisement…

Le document est finalement soumis à une Commission d’information composée de neuf « hautes personnalités ». Mais la polémique se poursuit. Jacques Pirenne use ses dernières énergies à rassembler de manière raisonnée un Recueil de documents établis par le secrétariat du Roi sur les événements politiques qui ont suivi la libération, mai 1945-octobre1949 (il sera remis à la presse le 8 décembre 1949). Parallèlement, il s’efforce de contrecarrer l’influence de Henri Weemaes, secrétaire privé du souverain, qui lui dispute les faveurs royales et qui, contrairement à lui, réclame une plus grande réserve médiatique tout en montrant davantage de confiance au Parti Social-Chrétien. Brouillé finalement avec le Premier ministre Gaston Eyskens qu’il tient pour un « mou » prêt à toutes les concessions. Peu sensible à la montée progressive des tensions, il se révèle incapable d’appréhender correctement les résultats de la « Consultation populaire » et du clivage nord-sud qui en résulte (à ses yeux, c’est une « grande victoire » pour le Roi ! ), pas plus qu’il n’a été capable d’anticiper la gravité du climat insurrectionnel suite au retour de Léopold III en Belgique. Fin juillet 1950, ce modéré finit par s’aligner sur les positions des éléments les plus durs du léopoldisme, reniant ainsi, en panique, ce qui a été pendant cinq années sa ligne de conduite conciliatrice. 

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Institution : AGR
Collection : Archives Jacques Pirenne
Légende d'origine : Journal de la Question royale, tome III, mars 1950 - juillet 1951

Retour au métier d’historien

Dépité et psychologiquement épuisé, Jacques Pirenne renonce à sa fonction de secrétaire de Léopold III le 7 août 1950, quelques jours après l’ « effacement royal ».

Il se consacre dès lors exclusivement à son métier d’historien, s’attachant à L’Histoire de la civilisation de l’Egypte ancienne (1961-1963) ou à La société hébraïque d’après la bible (1965).

Honoré du titre de comte par Baudouin Ier (2 septembre 1952) en récompense de sa fidélité, il meurt dans son castel de Hierges, non loin de Givet, le 7 septembre 1972. 

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Institution : Cegesoma
Légende d'origine : Jacques Pirenne, s.d.

Bibliographie

Archives Jacques Pirenne et journal de la Question royale, https://search.arch.be/fr/rech...

Vincent DUJARDIN, Michel DUMOULIN et Mark VAN DEN WIJNGAERT, Léopold III, Waterloo, André Versaille éditeur, 2013.

Georges-Henri DUMONT, notice Jacques Pirenne, dans Nouvelle Biographie Nationale, Tome IV de 1997, pp. 307-312, https://www.academieroyale.be/....

John GILISSEN, « In Memoriam Jacques Pirenne”, dans Recueil de la Société Jean Bodin, Tome XXXI de 1973.

Claire PREAUX, Notice sur Jacques Pirenne, dans Annuaire, Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique, 1954, pp. 157-195.

Jacques PIRENNE, Mémoires et notes politiques, Verviers, André Gérard, 1975. 

Jan VELAERS, Herman VAN GOETHEM, Leopold III : de Koning, het Land, de oorlog, Tielt, Lannoo, 1994.

Pour en savoir plus

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Pour citer cette page
Pirenne Jacques
Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)
https://www.belgiumwwii.be/belgique-en-guerre/personnalites/pirenne-jacques.html