Mai 1940. Le jeune Nikolaus Brüll est âgé de dix-sept ans. Originaire d’Eupen, il a grandi dans les ‘Cantons de l’Est’, territoires rattachés à la Belgique en 1920.
Nikolaus est donc Belge de naissance. Ses parents, eux, étaient citoyens allemands et sont devenus citoyens belges. Pourtant, la famille Brüll se sent plus proche de son ancienne patrie que de la Belgique. Durant l’entre-deux-guerres, le rapport à l’Allemagne et à la Belgique peut déchirer des familles entières.
L'annexion
La situation bascule avec l’invasion: 10 mai 1940, les troupes allemandes envahissent la Belgique. Rapidement, le 18 mai, Hitler annonce l’annexion des territoires ayant auparavant fait partie de l’Allemagne. Le 29 mai, dix communes belges n’ayant jamais été allemandes sont également annexées.
La société est rapidement mise au pas et la population intègrée au Reich allemand. La famille Brüll ne fait pas exception. Nikolaus, comme de nombreux jeunes, adhère sur base volontaire à la Jeunesse hitlérienne en septembre 1940. Il devient également membre de l’Arbeitsfront, une association nazie allemande regroupant employeurs et travailleurs. Il peut ainsi continuer à travailler dans le secteur textile. Son père devient également membre du NSDAP.
Jeune recrue au front
23 septembre 1941, Nikolaus devient Allemand. Un décret confère la nationalité allemande à tous les habitants des cantons de l’est et la nationalité allemande sur révocation pour les habitants des dix communes.
Le destin de Nikolaus bascule: désormais Allemand, il est, comme 8.700 autres jeunes, enrôlé dans la Wehrmacht.
Appel sous les drapeaux, procédure d’enregistrement, test d’aptitude, tout se déroule très vite. En octobre 1941, Nikolaus est mobilisé à Bielefed dans le 18e régiment d’infanterie. Après une instruction de six mois, il est envoyé sur le front de l’Est.
Le 31 août 1943, le parcours militaire de Nikolaus s’arrête brutalement. Le jeune homme est gravement blessé à la jambe droite. Il est amputé et passe la fin de la guerre dans les hôpitaux militaires de Prague et de Pilsen. Arrêté par les troupes américaines en mai 1945, il est emprisonné dans le camp d’Eger.
Le retour au pays
Octobre 1945. Après des années de conflit et cinq mois d’emprisonnement, Nikolaus rentre enfin chez lui, à Eupen. L’homme revient au pays avec de lourdes séquelles physiques mais aussi psychologiques. Il doit retrouver sa place dans une société en deuil qui doit assumer les conséquences de la défaite allemande.
Après-guerre, les cantons de l’Est passent à nouveau sous autorité belge. L’attitude de la population durant le conflit est sujet d’interrogation. Le sentiment de suspicion est généralisé : 15.623 dossiers pour fait de collaboration sont ouverts dans le ressort de l’auditorat d’Eupen et de Malmedy ; 25% environ de la population est concernée (contre environ 4% en Belgique occupée).
Nikolaus est également inquiété. Quelques mois après son retour, il est enfermé dans le camp d’internement de Verviers pour être interrogé. Diverses charges pèsent contre lui : port d’arme contre la Belgique et adhésion à la Jeunesse hitlérienne.
En prouvant le caractère obligatoire de son service militaire, Nikolaus est rapidement relâché. Au total, si les charges sont abandonnées dans plus de 80% des cas, 1.503 personnes originaires des cantons de l’Est sont condamnés ; soit 2.41% de la population (0.68% en Belgique occupée).
Nikolaus n’est pas poursuivi par la justice mais de nombreuses questions subsistent : comment s’est –il comporté lors des combats ? Au sein de l’armée allemande ? Quelle a été son attitude face aux populations occupées ?
De manière générale, le comportement des jeunes recrues issues des territoires annexés est peu connu et la question de la responsabilité individuelle n’a jamais été réellement posée. Le caractère forcé de l’engagement et le discours de victimisation développé après la guerre empêche toute considération sereine du passé.
Après-guerre, Nikolaus est néanmoins privé ses droits civils et politiques. Il ne peut pas voter aux élections de 1946. Cette mesure touche environ une personne sur deux dans la région d’Eupen-Malmedy.
Finalement, le 12 avril 1947, il obtient son certificat de civisme et retrouve « la jouissance et l’exercice de tous les droits de l’homme et du citoyen ».
Les séquelles de guerre
Nikolaus ne sort pas indemne de la guerre. L’homme doit apprendre à vivre sans sa jambe droite. Ces séquelles sont visibles de tous : Nikolaus se déplace désormais toujours avec sa canne.
La situation est difficile pour les anciens soldats. Ils ne reçoivent pas beaucoup d’aide financière de la part de l’Etat car ils ne disposent pas de statut juridique. La situation prendra du temps à s’éclaircir. En 1962, la République Fédérale Allemande (RFA) verse une somme pour venir en aide à ces anciens combattants dans le besoin. Toutefois, l’argent reste bloqué car l’Etat belge, marqué par la concurrence entre différentes groupes de victimes de la guerre, ne fait pas le suivi nécessaire. Il faut attendre 1974 pour que le statut d’enrôlé de force soit reconnu en Belgique et 1989 pour que l’argent versé par la RFA soit distribué. Nikolaus touche également une pension d’invalidité de la part de l’Etat allemand .
Toute la vie de Nikolaus est profondément marquée par son expérience de guerre. Suite à son amputation, l’homme décide de se battre pour l’intégration professionnelle des personnes handicapées. Il œuvre également en faveur d’une autonomie culturelle pour la région germanophone de Belgique.
Une guerre, plusieurs générations impactées
Le Second conflit mondial a profondément marqué le destin de Nikolaus. Les conséquences de la guerre poursuivent d’ailleurs au-delà de sa mort et influencent les générations suivantes.
L’historien Christoph Brüll, le petit-fils de Nikolaus, nous explique comment le destin de son grand père a marqué sa propre existence.
Bibliographie
Brüll, Christoph. « Les « enrôlés de force » dans la Wehrmacht – un symbole du passé mouvementé des belges germanophones au xxe siècle ». Guerres mondiales et conflits contemporains 1, no 241 (2011): 63‑74.
Schärer, Martin R. Deutsche Annexionspolitik im Westen: die Wiedereingliederung Eupen-Malmedys im zweiten Weltkrieg. Frankfurt a.M./Berne: Peter Lang, 1978.
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