Ils sont six, hébétés, à côté des restes calcinés d'un bus sur la place communale de Mortsel. La place est en ruines. Autour d'eux, les maisons sont détruites. L'homme et la femme à gauche sur la photo sont Maurice Chovau et Yvonne Michiels. Depuis des jours, ils ignorent où est passée leur fille Lydia. Pour la femme, tout à coup c'en est trop : elle éclate en sanglots. Son mari tente de la consoler. Parmi les gravats, ils trouvent une chaussure d'enfant. Peu à peu, ils comprennent que leur fillette n'a pas survécu au bombardement de Mortsel, le 5 avril 1943. Voilà comment une journée ensoleillée de printemps a changé à jamais la vie de ce couple et de milliers d'autres personnes.
Avant la guerre
Maurice Chovau et Yvonne Michiels se marient dans les années trente. Leur fille Lydia naît le 24 juin 1939 et ils vont habiter Anvers.
Maurice travaille comme chauffeur pour le directeur d'une entreprise du port. Son boulot lui permet de voir le monde. Maurice et Yvonne prennent goût aux voyages. Son temps libre, Maurice le passe à jouer de l'accordéon et du piano dans les bistrots du coin ... un chouette hobby, qui permet de gagner un peu d’argent supplémentaire. Yvonne, comme la plupart des femmes de cette époque, est femme au foyer et s'occupe avec amour de leur fille.
Le 5 avril 1943, une magnifique après-midi à Mortsel
La vie suit son cours, même sous l'Occupation allemande. Clara Michiels, la sœur d'Yvonne, vient chercher sa nièce Lydia. Ensemble, elles se rendent d'Anvers à Edegem pour y prier dans la grotte de Lourdes. Elles veulent y prier pour Marcel, le fils de Clara, envoyé travailler en Allemagne quelques mois plus tôt. Mais elles n'atteindront jamais la grotte.
Vers trois heures et demie, l'après-midi, 82 bombardiers américains surgissent dans le ciel au-dessus de la commune de Mortsel et lâchent leur cargaison mortelle. Leur objectif : la fabrique ERLA. Les Alliés entendent saboter la production allemande de moteurs d'avions. Les bombes touchent la fabrique, mais le quartier adjacent est frappé lui aussi. En quelques secondes, des centaines de maisons sont réduites en cendres. Quatre écoles sont elles aussi gravement endommagées. En définitive, le bombardement allié coûte la vie à 936 personnes, dont 209 enfants.
Clara et Lydia doivent passer par Mortsel, où il leur faut prendre la correspondance du tram au bus sur la place communale. Peu après trois heures et demie, une bombe s'écrase sur le bus bondé. Il n'y a plus rien à faire : Clara et Lydia se trouvent au mauvais endroit au mauvais moment.
6 avril 1943, au lendemain du bombardement
Le chaos et les dégâts à Mortsel sont énormes. Des habitants du quartier et des membres du Vrijwillige Arbeidsdienst voor Vlaanderen (VAVV) entreprennent de nettoyer les décombres. Le VAVV emploie des jeunes gens engagés comme volontaires en Belgique. Ils sont logés dans des camps de travail et défrichent des champs, construisent des digues ou aident lors de catastrophes et de bombardements comme celui de Mortsel. L'organisation entretient des contacts étroits avec le Vlaams Nationaal Verbond (VNV) et la DeVlag, deux mouvements de collaboration.
Aucune trace de Clara et de Lydia – seulement la crainte subsiste qu'en effet, elles se soient trouvées au mauvais endroit et au mauvais moment. Pour Maurice et Yvonne, l'incertitude est insupportable. Le 6 avril vers 10 heures, la famille se rend à la police d'Anvers pour signaler la disparition de Clara et de Lydia.
Otto Kropf
Le photographe allemand Otto Kropf déambule lui aussi parmi les ruines. Il photographie en Belgique, pour le service de propagande allemand, la vie quotidienne sous l'Occupation. Il rencontre, à Mortsel, Maurice et Yvonne près du bus calciné au moment où ils comprennent ce qui est advenu à leur fillette. Impossible de retrouver les corps de Clara et de Lydia, mais un bout de vêtement souillé appartenant à Lydia et sa chaussure carbonisée ne laissent subsister aucun doute ... Ces photos, et d'autres prises de vue faites à Mortsel, seront publiées par la suite dans Signal, une revue de propagande, où elles sont censées démontrer la cruauté dont font preuve les Alliés.
Les bombardements pendant la Deuxième Guerre mondiale
Le bombardement de Mortsel n'est pas le seul à avoir lieu en Belgique pendant la guerre. Lors de l'invasion allemande en mai 1940, plusieurs villes belges sont bombardées par les Allemands. Le calme revient après la capitulation de l'armée belge. Dans les années qui suivent, les attaques aériennes se font rares en Belgique. Jusqu'à ce fameux après-midi du 5 avril 1943. Les Alliés entendent, avec leurs bombardiers, mettre à mal l'industrie de guerre allemande. La catastrophe de Mortsel est suivie de plusieurs attaques similaires dirigée contre des villes belges. Mais après la Libération encore, en septembre 1944, les Allemands inondent la Belgique de leurs célèbres fusées V1 et V2. Lors des bombardements, quel qu'en soient les auteurs, ce sont surtout les civils qui trinquent.
Pendant les années de guerre, la population apprend à vivre avec le danger et la peur des bombes. Mais les dommages qu'elles provoquent, et le chagrin qu'elles causent à des milliers de civils, perdurent. Maurice et Yvonne ne sont pas épargnés.
9 avril 1943, les obsèques
Marcel, le fils de Clara, apprend en Allemagne le décès de sa mère. Il est autorisé à rentrer en Belgique pour assister à l'enterrement. Par la suite, il plonge dans la clandestinité pour ne pas devoir retourner travailler en Allemagne.
Les obsèques ont lieu dès le 9 avril à la cathédrale d'Anvers. Le cortège de corbillards part ensuite pour la place communale de Mortsel. Lydia et Clara sont enterrées au cimetière de Mortsel avec les nombreuses autres victimes du bombardement.
Vivre avec la perte
La perte de leur fille unique a profondément marqué Maurice et Yvonne. Le fait qu'ils n'aient pu faire leurs adieux rend la chose plus douloureuse encore. Ils voyagent beaucoup pour noyer leur chagrin. C'est ainsi qu'ils traversent régulièrement l'Europe avec un véhicule qu'ils affectionnent, un tandem motorisé.
Mais ils ne peuvent oublier. La photo de Lydia trône sur la cheminée, et chaque année, Maurice et Yvonne se rendent à la commémoration à Mortsel et déposent des fleurs sur la tombe de Lydia.
Bibliographie
Serrien, Pieter. “Bombardementen in België Tijdens WOII.” Pieter Serrien, October 11, 2010. https://pieterserrien.be/2010/....
Serrien, Pieter. Elke Dag Angst : De Terreur van V-Bommen Op België (1944-1945). Antwerpen: Horizon, 2016.
Serrien, Pieter. “Het Verhaal van de Bus.” Pieter Serrien, December 9, 2012. https://pieterserrien.be/2012/....
Serrien, Pieter. Tranen over Mortsel : De Laatste Getuigen over Het Zwaarste Bombardement Ooit in België. Antwerpen: Manteau, 2013.