En tant que directeur général de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) pendant la Seconde Guerre mondiale, il mène une politique du moindre mal. Il parvient à défendre les intérêts de son entreprise tout en faisant des concessions dramatiques à l'occupant allemand.
Avant la guerre
Narcisse Rulot est né en 1883 à Clavier. Ingénieur civil des mines à l'Université de Liège, il entre aux Chemins de fer belges à l'atelier de Gentbrugge en juin 1906. Pendant la Première Guerre mondiale, il est enrôlé dans l'assistance sociale au bénéfice des cheminots et dirige à partir de 1917 le service des transports du Comité national de Secours et d'Alimentation. En 1925, il obtient un poste de direction à la Compagnie du Chemin de fer du Congo. Trois ans plus tard, il est nommé directeur de la direction du matériel à la SNCB, fondée en 1926. En mars 1933, il atteint le sommet et devient directeur général de la société. Depuis le congrès international d'octobre 1925 sur l'organisation du travail à Bruxelles, il est un grand défenseur de la "gestion scientifique de l’entreprise". Il promeut les nouveaux procédés tayloristes de travail et de production à la SNCB. Dans le contexte de crise des années 1930, de nombreux collaborateurs doivent être licenciés. C'est en partie pour cette raison que Rulot n’est pas très populaire auprès d'une grande partie des syndicats avant la guerre. L'électrification de la ligne Anvers-Bruxelles en 1935 est l’une de ses principales réalisations avant la guerre. En d'autres termes, Rulot est un technicien et un gestionnaire aguerri des chemins de fer belges.
La politique de coopération en 1940
Suivant les instructions du gouvernement, Rulot envisage de se rendre en France ou en Angleterre après la capitulation belge (28 mai 1940). Il n'est donc pas du tout mentalement préparé à diriger la SNCB dans la Belgique occupée. Bien qu'il se concerte étroitement avec son conseil d'administration, Rulot doit prendre des décisions en grande partie seul durant la période de mai à août 1940. Soumis à une forte pression allemande, il ordonne la reprise du travail le 22 juin 1940. Ce faisant, il suit les directives des responsables belges. En 1940, sa principale priorité est de remettre les transports belges sur les rails. Pour ce faire, il a impérativement besoin que les dommages de guerre soient restaurés et qu’il conserve le contrôle sur son propre personnel. Ce n'est qu'en faisant pression sur le colonel Hans Nagel de la Wirtschaftsabteilung en juillet 1940 qu'il peut persuader le WVD allemand de libérer du matériel roulant et des lignes pour les transports belges.
Rulot s'oppose personnellement à l'idée de certains de ses subordonnés de faire une distinction entre les lignes belges et allemandes. Rulot poursuit une politique de présence : il estime qu'il est dans l'intérêt de la Belgique de conserver à la SNCB le plus grand nombre possible de tâches et de contrôles. En 1940, Rulot se montre tout à la fois un ardent défenseur des intérêts belges et n'hésite pas à monter les Allemands les uns contre les autres. Mais il ne parvient pas à négocier les conditions. Rulot semble tellement concentré sur les problèmes pratiques et la technicité du transport ferroviaire qu'il ne voit pas les dangers potentiels d'une coopération avec un occupant hostile.
Un technocrate autoritaire
Rulot n'est certainement pas germanophile, et encore moins pro-nazi. Il est entièrement guidé par les intérêts belges et aligne sa politique sur celle du conseil d'administration, de l'industrie et des secrétaires généraux. Dans tous les dossiers délicats, il cherche toujours une couverture explicite. Il défend toujours les intérêts de l'entreprise qu'il identifie à l'intérêt général : l'approvisionnement alimentaire et l'emploi en Belgique. Mais Rulot se révèle aussi un technocrate autoritaire. Il saisit l'occasion de l'occupation pour mettre en œuvre des réformes de l'entreprise qui, en temps normal, auraient nécessité des années de concertation sociale. Sa réforme, en juillet 1942, des relations entre les groupes régionaux et les directions thématiques en constitue le meilleur exemple. La création du Service social en février 1941 est une autre réalisation majeure. Rulot cultive également le culte de la personne. Il utilise la solidarité mutuelle au sein de l'entreprise comme instrument pour imposer au personnel l'obéissance et la loyauté personnelle à son égard. Il semble également vouloir rendre les syndicats définitivement superflus.
Une position contradictoire
Le problème de Rulot est qu'il est mentalement incapable de suivre l’évolution de l'occupation. En 1944, il défend toujours la même position qu'en 1940. Il s'éloigne ainsi progressivement de sa propre entreprise. En août 1943, il y a même une rupture avec son propre conseil d'administration lorsqu'il apparaît qu'une majorité approuve le discours du ministre August Delfosse qui, depuis Londres, a appelé à un sabotage massif. Cette perspective reste inacceptable pour Rulot. Mais d'un autre côté, il s'engage lui-même dans la résistance. En 1944, il conçoit même le projet d'une grève nationale. Comment comprendre cette contradiction ? Une explication possible est qu'il ne peut concevoir la résistance que de manière hiérarchique. Rulot incarne à ce moment une hiérarchie quasiment de type militaire au sein de la SNCB. La résistance spontanée du personnel par le bas est synonyme d'anarchie et de désobéissance. Seule la résistance menée et dirigée par sa direction centrale est légitime à ses yeux.
On retrouve la même contradiction dans son attitude vis-à-vis de l'occupant. D'une part, il refuse par principe certains ordres allemands tels que le travail obligatoire du personnel de la SNCB et l'intégration de canons antiaériens sur les trains. D'autre part, il défend avant tout les intérêts de l'entreprise qui coïncident, à ses yeux, avec l’intérêt général. À partir de 1942, il n'hésite pas à tenir un langage dur à l'égard de l'occupant allemand. En février 1944, il est arrêté par l’occupant. Il reste emprisonné jusqu'au 25 juin 1944, après quoi il est assigné à résidence. Malgré sa position ferme de 1942 et ses protestations, il reste totalement aveugle dans la question des convois de déportation de Juifs, de Roms, de prisonniers politiques et de travailleurs forcés. Il est ainsi l'exemple type du fonctionnaire belge qui, par son obéissance au pouvoir politique et l'exécution de sa mission légale, n'est pas en mesure de proposer une alternative à la collaboration de grande ampleur mise en place en 1940.
Après la guerre
Après la guerre, la position de Rulot apparaît rapidement comme intenable. Les syndicats se mobilisent contre lui. Inévitablement, des responsables des commandes militaires allemandes sont épinglés. Le 28 décembre 1945, l'enquête judiciaire à l’encontre de Rulot est classée sans suite. Il est manifeste que l’auditeur militaire ad hoc considère Rulot comme un patriote belge qui ne peut être condamné pour collaboration anti-belge. En 1946, suite à une enquête disciplinaire administrative interne, il écope cependant d'un "avertissement sérieux". Le conseil d'administration de la SNCB décide alors d'un "mise à disposition", ce qui signifie concrètement que Rulot continue d’être payé mais ne peut plus travailler jusqu'à sa mise à la retraite statutaire le 1er février 1948. Il est donc de facto "purgé" et mis à l'écart. Détail intéressant : le 24 janvier 1948, il est également reconnu comme membre du Mouvement national royaliste (MNR), une organisation de résistance armée.
Rulot est sincèrement surpris et indigné d'être sanctionné. Il se perçoit comme le bouc émissaire d'une politique qui a été soutenue par l'ensemble du secteur et par les secrétaires généraux. Il s'opposera toujours à cette mesure. En janvier 1951, il demande encore en vain au ministre Paul-Willem Segers, alors ministre en charge des Communications et des Transports, de revoir cette sanction. Il rédige également une autre longue lettre de défense pour défendre sa politique menée pendant la guerre. Il ne joue plus de rôle public et décède le 2 janvier 1978.
Bibliographie
Nico WOUTERS, Bezet Bedrijf. De oorlogsgeschiedenis van de NMBS - Le rail belge sous l'Occupation, La SNCB face à son passé de guerre, Tielt-Bruxelles, Lannoo, 2024.
Paul VAN HEESVELDE, "Au service de deux maîtres. La reprise du travail à la SNCB en 1940", dans: Marie-Noëlle POLINO (éd.), Une entreprise publique dans la guerre. La SNCF, 1939-1945, Paris, Presses Universitaires de France, 2001, 105-121
Paul J.G.M.J. VAN HEESVELDE, "De Belgische spoorwegen en de economische oorlogsvoorbereiding", dans: Madelon DE KEIZER (e.a. éds.), Thuisfront. Oorlog en economie in de twintigste eeuw, Amsterdam, 2003, 63-74.
Paul VAN HEESVELDE, " 'Vous considérant, M. le directeur général, comme le père de la grande famille du rail.' Les relations sociales à la SNCB pendant la Deuxième Guerre mondiale", dans: Travailler dans les entreprises sous l’occupation, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007, 470-484.