Rester ou fuir ?
Le bandeau tricolore, les appels répétés à l’union, les louanges à la patrie, les éloges au roi Léopold III, etc. L’objectif de cette brochure est clairement affiché : il s’agit de défendre et de justifier la décision de la capitulation prise par le roi le 28 mai 1940. Ce livre reflète la position patriotique et royaliste de son auteur : Saint-Yves ou, en réalité, Paul Struye.
Le 10 mai 1940, la Belgique est envahie. La famille Struye (Paul, Suzanne et leur 5 enfants) vit à Bruxelles. Dans la ville, l’ambiance est lourde, avec, comme dit Paul, ces «sirènes qui crispent le cœur».
Une question est sur toutes les lèvres : faut-il rester ou fuir?
Paul est un homme influent. Avocat à la cour de Cassation, il est également journaliste à La Libre Belgique. Certains de ses articles condamnent ouvertement l’Allemagne nazie. Ses amis craignent pour lui. Pourtant, Paul ne veut pas fuir. Il estime avoir toujours agi en journaliste indépendant et, juge le chemin de l’exode trop dangereux. Les époux Struye décident de rester à Bruxelles «ensemble, avec nos 5 chéris».
Second journal de guerre
«Second journal de guerre. En vingt-cinq ans, c’est beaucoup». Quelque peu fataliste, Paul Struye entame son journal de guerre le 10 mai 1940. Il répète l’exercice déjà réalisé sur le front de l’Yser en 1914-1918.
Dans son journal, Paul aborde tous les sujets : famille, travail, situation internationale, etc. Il y consigne ses réflexions personnelles durant toute l’Occupation. Ce journal reflète le quotidien d’une famille bourgeoise entre 1940 et 1945. Le ravitaillement est un sujet récurrent. Les vivres sont sévèrement rationnées. Quand ils ne viennent pas à manquer, les aliments sont souvent de mauvaise qualité «orge torréfié, farine de marron aux relents d’acide phénique, pois remplaçant les pommes de terre, ….» . La famille Struye est assez aisée et peut donc s’alimenter via le marché noir. Tout y est disponible à condition d’y mettre le prix. Parfois, un aliment surprise fait son apparition sur la table comme en octobre 1943 où Suzanne prépare une raie achetée illégalement.
« Les heures glorieuses » de la magistrature
Avocat à la cour de cassation, Paul continue son travail durant l’Occupation. Ce thème occupe une place importante de son journal. Il critique notamment les magistrats et leur lignes «de moindre résistance». Lorsqu’à plusieurs reprises, la justice élève sa voix contre l’occupant, Paul manifeste sa joie. En décembre 1942,la magistrature arrête de travailler afin de protester contre la création du Grand Anvers, nouvelle grande agglomération. Ces fusions des communes imposées par l’occupant sont illégales aux yeux de la législation belge d’avant-guerre. L’avocat exulte : «on revit les heures glorieuses pour les gens de la robe, de février 1918». Finalement, les magistrats cèdent face à la menace de déportation proférée par les Allemands. Paul est déçu: «tout cela n’est pas très brillant».
À travers les mots de Paul, c’est également une période sombre et violente qui se dessine sous nos yeux. A la fin de l’Occupation, il décrit amèrement l’actualité où s’enchainent attaques contre les collaborateurs et exécutions punitives des prisonniers par l’occupant. «Qui eut pu imaginer qu’on en arriverait à un tel débordement de cruauté dans notre paisible pays ».
La Libre Belgique clandestine
«Trouvé dans mon courrier premier numéro d’une « Libre Belgique » clandestine. Pas mal». À la lecture de ces mots écrits de Paul le 22 août 1940, difficile d’imaginer qu’il se trouve à l’origine de cette initiative.
Paul est journaliste à La Libre Belgique depuis 1925. Au début de l’Occupation, les Allemands s’opposent à la reprise du journal. C’est sans compter sur Paul et Robert Logelain qui décident de résister et de publier une édition clandestine à partir d’août 1940. Robert prend le nom de Peter Pan et Paul signe Scipion l’Africain. Petit trait humoristique : le journal donne comme adresse de rédaction l’Oberfeldkommandantur. La Libre Belgique de Peter Pan est assez modérée dans ses propos. Son but est principalement d’informer et d’expliquer l’actualité.
Pendant la guerre, les journaux clandestins sont très nombreux, avec au moins 675 feuillets différents,. La Libre Belgique est un nom très prisé : la résistance du journal lors du premier conflit mondial lui confère une grande notoriété. Toutefois, l’édition Peter Pan se démarque par son caractère professionnel et sa plus large diffusion. Elle est également l’une des rares (une vingtaine au total) à traverser toute l’Occupation.
Son parcours n’est pourtant pas simple. À plusieurs reprises (en 1941 puis en 1942), des membres de l’équipe sont arrêtés par les Allemands. Paul est chanceux et échappe à chaque coup de filet.
L’opinion publique en Belgique occupée
Rassemblés autour du poste de radio, Paul, Suzanne, sa femme et leurs deux ainés, Jeanine et Pierre-Paul, écoutent les actualités. Habités d’un esprit de résistance, les Struye écoutent probablement davantage les émissions diffusées sur la BBC que la propagande allemande émise par Radio Bruxelles. Cette famille bourgeoise fait certainement partie des rares auditeurs de ces postes clandestins.
Paul prête beaucoup d’attention à l’actualité et à l’opinion publique. Durant toute l’Occupation, il écrit clandestinement des rapports sur «l’évolution du sentiment public en Belgique». D’une grande qualité, ils abordent l’«opinion publique » sur diverses questions (sur l’occupant, sur l’issue du conflit, sur les autorités compétentes : le roi, les secrétaires généraux, les autorités judiciaires, sur les mouvements de collaboration, etc.).
Paul Struye est un témoin privilégié qui, par sa position professionnelle (avocat à la cour de cassation) et privée (famille bourgeoise considérée comme faisant partie de « l’élite »), est au centre d’un puissant réseau d’informations. Ses rapports sont recopiés et diffusés par divers réseaux clandestins. Ils sont notamment très appréciés par le gouvernement belge à Londres.
Pour l’historien d’aujourd’hui, ces rapports sont une source privilégiée qui regorgent d’informations sur l’Occupation et son évolution. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que ce témoignage reflète le milieu dans lequel Paul et sa famille vivent.
Paul Struye ou le « conseiller Eudoxe »
Le 16 janvier 1945, Paul Struye envoie un exemplaire des «Nouveaux propos du conseiller Eudoxe» à un ami. Ce livre édité après-guerre reprend des publications clandestines écrites sous la forme de lettres durant l’Occupation. Ces dernières questionnent les autorités belges sur leurs devoirs et leurs rôles. Dans la lettre de janvier 1945 accompagnant l’ouvrage, Paul reconnait ne pas avoir «été tout à fait étranger à cette publication clandestine». Il en est effectivement l’auteur.
En 1942, une missive adressée aux «plus hautes autorités judiciaires» est publiée. L’avocat, sous le pseudonyme d’Eudoxe, y donne des recommandations aux magistrats et leur rappelle leurs devoirs : «ils ne peuvent exprimer qu’une incessante protestation, douloureuse mais ferme, contre les exigences de l’ennemi, contre l’écartèlement du pays, contre le traitement mortel fait à son administration régulière, et à son économie, à sa population vaillante et souffrante».
Ministre de la justice
Paul Struye devient ministre de la justice (PSC-CVP) le 20 mars 1947 et est, en tant que tel, actif dans la politique de répression des collaborateurs.
Tout comme son prédécesseur Albert Lilar, il est en faveur d’un assouplissement des peines prononcées par l’auditorat général. Paul Struye est un fervent opposant à la peine de mort. Son mandat est marqué par une augmentation du nombre de grâce et de nombreuses réductions de peines.
Critiqué par la gauche pour cette politique jugée trop douce, il est également attaqué par la droite qui le considère comme trop strict. Il s’attire les foudres de l’opinion publique en graciant deux anciens rexistes condamnés à mort (Arthur Surin et François Boveroulle). Paul finit par démissionner en novembre 1948. Il poursuit néanmoins sa carrière politique et sera président du Sénat durant quinze ans (1958-1973).
Bibliographie
Aerts, Koen. “Repressie Zonder Maat of einde?” De Juridische Reïntegratie van Collaborateurs in de Belgische Staat Na de Tweede Wereldoorlog. Gent: Academia Press, 2014.
Stéphany, Pierre, and Jacques Franck. La Libre Belgique : Histoire D’un Journal Libre 1884-1996. Louvain-la-Neuve: Duculot, 1996.
Struye, Paul, and Guillaume Jacquemyns. La Belgique Sous L’occupation Allemande (1940-1944). Edited by José Gotovitch. Histoires Contemporaines. Bruxelles: Complexe CEGES, 2003.
Struye, Paul, Pierre-Paul Struye, and Thierry Grosbois. Journal de Guerre, 1940-1945. Bruxelles : Editions racine, 2004.
Struye, Pierre-Paul, and Paul Struye. Les Struye : Histoire D’une Famille Belge Originaire de La Châtellenie d’Ypres, En West-Flandre, Du XIIIè Au XXè Siècle. Vol. 3. Bruxelles: Pierre-Paul Struye, 1999.
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