Débats

Enfants de la collaboration (RTBF) versus Kinderen van de collaboratie (VRT): programmes similaires, réactions similaires ?

Thème - Collaboration - Mémoire

Auteur : Aerts Koen (Institution : Chargé de cours en histoire à l'Université de Gand et chercheur au CegeSoma/Archives de l'Etat )

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Koen Aerts

UGent/CegeSoma (Archives de l'Etat)

L’héritage de Maurice De Wilde

« Pendant longtemps, la mémoire était capricieuse dès lors que l’on parlait de collaboration en Belgique francophone ». C’est Philippe Van Meerbeeck qui s’exprime en ces termes dans le récent numéro de l’édition néerlandaise de l’excellente revue Wilfried (automne 2020). En publiant cet intéressant dossier sur la Collaboration en Wallonie, le « premier magazine belge » autoproclamé s’assigne pour objectif de briser le « Grand Silence », c’est-à-dire « l’histoire oubliée des Wallons qui fricotaient avec les Boches ». En tant qu’ancien membre de l’équipe de la BRT consacrée à la Seconde Guerre mondiale (BRT Productiekern Wereldoorlog II), Philippe Van Meerbeeck sait de quoi il parle. Les différentes séries consacrées à la guerre que le média de service public néerlandophone a mises à l’antenne avec cette équipe sont devenues une conscience historique emblématique et étayée dès qu’il s’agit des rapports de la Flandre avec les années 40. Cela tient beaucoup à la détermination à nulle autre pareille et au style d’interview du légendaire journaliste de la BRT, Maurice De Wilde qui, en tant que présentateur, en est devenu l’incarnation visuelle sur le petit écran au début des années 80. Pour ses recherches, il pouvait compter sur l’aide d’une équipe d’historiens, de chercheurs d’images et de réalisateurs de télévision qui, dans l’ombre, ont écrit l’histoire au sens propre et au sens figuré.

Les choses n’ont pas toujours été simples, que ce soit face caméra ou derrière l’écran. Tant avec ses témoins, qu’avec son équipe et le comité scientifique pluraliste de l’émission, composé de professeurs d’université, Maurice De Wilde n’hésitait pas à aller à la confrontation. Pitbull, Duc d’Albe, Inquisiteur ... ce ne sont là que quelques-uns des surnoms qui ont été attribués à cette forte tête et électron libre du journalisme. Néanmoins, l’impact de ces séries – qui peuvent désormais être vues gratuitement dans leur intégralité sur vrtnu.be – n’en demeure pas moins essentiel. En Flandre, elles ont permis de discuter du passé de la guerre si interpellant soit-il. Le lendemain de chaque émission, les journaux étaient remplis de commentaires, de lettres de lecteurs et de réactions. Des livres ont été publiés pour assurer leur défense, et même la famille royale s’est manifestée pour exprimer sa désapprobation. Après la diffusion des émissions, beaucoup sont sortis de leurs tranchées pour défendre sur la scène publique et politique leur version des faits présentés avec des arguments acérés. Une dynamique polémique s’est créée, un débat de société balbutiant mais efficace sur un passé difficile qui, jusqu’alors n’avait été confessé que dans leurs propres cercles. En la matière, le rôle de Maurice De Wilde est incontestable et fondamental. Sans montrer la moindre gêne, et sans prendre de pincettes, mettant, au besoin, les pieds dans le plat, il était toujours le porte-parole de l’opprimé. Il était critique et, si nécessaire, impitoyable pour tout un chacun, quel que soit son interlocuteur : un ecclésiastique, un homme d’affaires, un trafiquant, un collaborateur ou tout autant – même si cette dimension a souvent été oubliée – un membre de la résistance. Il avait le nez pour les sujets qui sentent le soufre et aimait s’y plonger. La Belgique francophone a appris à le connaître en 1982 lorsqu’il a soumis Léon Degrelle à un flux de questions. Par prudence, le média de service public s’est adressé à son service juridique avant l’émission pour s’assurer qu’il ne pouvait être poursuivi pour diffusion de propagande rexiste. Une interview télévisée du chef de Rex était une première en Belgique ; la RTB avait en effet refusé de diffuser celle réalisée par Jacques Cogniaux et Pierre Desaive en 1977. Téméraire, Maurice De Wilde avait réussi à se payer la tête du beau Léon en confrontant ses mensonges grandiloquents à de solides contre-preuves provenant de documents d’archives. Néanmoins, le fait qu’en tant que journaliste, il avait accueilli devant une caméra le « Führer van Bouillon », avait suscité la colère de nombreux Wallons.

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Institution : VRT
Droits d'auteur : P. De Jonge, droits réservés
Légende d'origine : Maurice De Wilde dans les années 1980 dans son bureau et des membres de son équipe. d.g.à.d. Etienne Verhoeyen, Raymonde Panis, Philippe Van Meerbeeck
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Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits réservés
Légende d'origine : Léon Degrelle et Maurice De Wilde, 1981

Le silence est d’or, la parole n’est que d’argent

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L’opinion publique francophone réagira-t-elle de la même manière, près de quarante ans plus tard, à l’interview de son petit-fils que La Une (RTBF) diffusera le 25 novembre 2020. Dans le documentaire « Les enfants de la collaboration », il témoigne, de même que d’autres enfants de collaborateurs francophones, sur l’impact des années 1940 et leurs conséquences sur leur vie et leur famille. Y aura-il un tollé sur le plan public et politique dès lors que lui ou un autre protagoniste interviewé ne condamne pas radicalement ce passé noir de la guerre ? En d’autres termes, « l’angle mort de la collaboration disparaîtra-t-il de notre pays » ? Dans la conclusion de son article, Philippe Van Meerbeeck lie cette attente à l’espoir que le média francophone de service public prenne exemple sur la série documentaire de la VRT « Kinderen van de collaboratie » diffusée sur Canvas en 2017. Trois ans plus tard, le moment est enfin venu. Ce n’est pas trop tôt…

L’intérêt porté par la presse francophone  pour le thème et la série flamande en particulier, mais également les réactions du public lors de la présentation du livre Papy-était il un nazi ? lors de la Foire du Livre (2018) ainsi que le flot constant de questions des descendants francophones dans les boîtes mail des historiens spécialistes de la guerre et des archivistes plaident depuis longtemps en faveur d’un pendant francophone à la série. Dès janvier 2018, la maison de production DeMensen/Les Gens et moi, nous nous sommes rendus à la RTBF pour la première fois afin de promouvoir l’idée. Comparé à l’enthousiasme immédiat de la VRT – où quatre ans auparavant, j’avais, avec la même note conceptuelle, proposé les séries documentaires sur les enfants de la guerre issus des milieux de la collaboration, de la résistance et du génocide des Juifs – la réaction première du média de service public francophone s’est accompagnée d’une certaine pudeur et d’une élégante retenue. Il a fallu un certain temps pour apaiser le scepticisme et argumenter de la pertinence sociale de la série. Finalement la maison de production « Les Gens » a reçu le feu vert. Le développement et la réalisation de la série ont été confiés au réalisateur reconnu Tristan Bourlard (Zest Studio et à la journaliste Anne-Cécile Huwart. Durant leur recherche de témoins et du contexte historique, ils se sont heurtés aux mêmes problèmes que Florence Rasmont qui, avec Aline Cordonnier et Pierre Bouchat a traité, dans le cadre du projet Transmemo(Belspo), de la transmission intergénérationnelle des souvenirs de guerre dans les familles francophones de collaborateurs et de résistants. Pour eux comme pour les réalisateurs des Enfants de la collaboration, cette quête de témoignages dans les familles de la collaboration s’est avérée particulièrement ardue au sud de la frontière linguistique.

Bien qu’à première vue, l’idée et la forme du documentaire francophone soient très similaires à celles de la série flamande, il y a d’emblée une différence frappante. La porte ouverte se heurte à des charnières rouillées : en Belgique francophone, moins de gens sont disposés à parler librement de leur passé de collaboration. Alors qu’en Flandre, vous risquez de tomber exclusivement sur des personnalités publiques qui n’en font pas mystère, en Wallonie, vous devez chercher pour trouver des personnes qui acceptent de témoigner ouvertement de la collaboration de leur (grand-)père ou de leur (grand-)mère avec l’occupant allemand. Le stress quant au choix et aussi le confort de pouvoir sélectionner les bons intervenants parmi le grand nombre de témoignages lors de la préparation de la série flamande ont laissé place au pragmatisme du jour : toute personne qui se présentait était plus que bienvenue – y compris les petits-enfants ou les enfants francophones de collaborateurs flamands. Malgré un obstacle mineur pour obtenir une représentation équilibrée pour toutes les formes de collaboration dans la série Canvas – les histoires familiales de collaboration économique et de dénonciations sont restées plutôt en dehors du panel de témoignages – il y avait surtout le luxe de pouvoir proposer une répartition régionale et un équilibre entre les sexes avec des récits percutants. Le spectre politico-idéologique dans lequel s’inscrivaient les témoins est également équilibré, allant de la gauche et de l’extrême gauche à l’extrême droite radicale et sans équivoque. Quelques descendants flamands ne se sentaient pas même gênés de jeter un regard nostalgique et glorifiant sur les années de guerre et de puiser dans la rhétorique du « canon noir de la collaboration ». Cette même attitude franche d’une représentation fasciste de l’homme et de la société transmise par la famille n’est certes pas absente en Belgique francophone, mais plus difficile à capter à l’écran. Les milieux néo-rexistes issus des années 1940 sont connus, mais nettement plus méfiants à l’idée d’apparaître au grand jour que leurs homologues flamands. Qui plus est, cette réserve vaut tout autant pour les descendants francophones qui ont radicalement tourné le dos à ce passé et, avec ce passé, à leurs parents.

 


La déconstruction de la mémoire

Les stigmates, et donc l’omerta, sont tout simplement plus grands qu’en Flandre. Ce n’est pas un phénomène nouveau, que du contraire. Il en allait de même dans les années 1980, dans les séries de Maurice De Wilde ou dans la série documentaire Jours de Guerre  – que la chaîne de service public a fait diffuser en télévision et en radio entre 1989 et 2001. La crainte des collaborateurs francophones de témoigner ouvertement contraste fortement avec l’état d’esprit de leurs homologues flamands. Il est tentant d’analyser cette différence comme un héritage transmis automatiquement par ADN aux générations suivantes. Néanmoins, cette transmission n’est en rien une donnée intrinsèque, la somme de psychologies individuelles spécifiques en Belgique francophone ou le fruit d’un caractère national prétendument différent. Elle est le résultat de rapports de forces sur le plan politique et sociétal qui pétrissent la mémoire collective, et donc aussi le cadre moral et normatif, d’une société ou de groupes de cette société. Bien qu’en Flandre, tout comme en Belgique francophone, la collaboration ait été l’apanage d’une minorité absolue, elle y a longtemps réussi, par le biais d’alliances politiques, culturelles, économiques et sociales, à devenir un acteur fort dans les représentations relatives aux années 1940. Dans la série flamande, cette analyse est précisément abordée en détail dans la septième émission : celle des experts. Alors que certains critiques ont estimé que Kinderen van de collaboratie n’avait pas pour objet l’histoire, mais uniquement la mémoire et l’expérience historique des descendants, le complément historique brut offre néanmoins une valeur ajoutée historiographique. Pour de nombreux téléspectateurs, cet épisode avec des spécialistes – ainsi que les informations factuelles en voix off – constituait la cerise sur le gâteau aussi nécessaire que cruciale permettant d’apprécier la série dans son ensemble comme un apport rafraîchissant, original et démystifiant en termes de conscience historique. Dans ma note conceptuelle initiale tant pour la VRT que la RTBF, cet épisode supplémentaire était intégré comme nécessaire pour déconstruire l’image existante de ce passé et actualiser la vision historique des choses. La RTBF a malheureusement – mais de manière provisoire, espérons-le – limité cette option à l’environnement en ligne sur sa plateforme auvio ainsi que sur le site du CegeSoma. Sous forme de triptyque de trois fois vingt minutes, la portée et l’impact des explications des experts interrogés se retrouvent ainsi séparés de l’histoire des témoins, comme s’il ne s’agissait que d’une note de bas de page virtuelle, et non d’un chapitre fondamental permettant de soumettre ces témoignages à la critique scientifique nécessaire et à les replacer dans le contexte historique.

Est-ce le résultat de considérations stratégiques liées au marché, de l’impact moral d’un tabou social ou la combinaison des deux ? Même lors de l’élaboration du livre Papy-était il un nazi ? deux courants étaient parfois perceptibles : depuis les doutes mercantiles quant au succès d’un guide en français sur l’histoire et les archives de la collaboration jusqu’aux objections de collègues qui avaient perçu comme autant de déclarations tendancieuses les nuances et les interprétations scientifiques de textes écrits à l’origine en néerlandais et proposés en traduction française. Quand il s’agit du côté obscur des années quarante, on marche encore et toujours sur des œufs.

Cela explique-t-il aussi la différence en termes de moyens et de budget pour réaliser le documentaire ? Avec un seul épisode de nonante minutes, la Belgique francophone dispose de près de quatre fois moins de temps de diffusion pour le même sujet que les sept fois cinquante minutes en Flandre. À la VRT, une équipe professionnelle interne de la rédaction a bénéficié de la liberté et de la confiance, sous la direction expérimentée de Geert Clerbout à la rédaction finale, pour mettre sur pied une recherche approfondie et la traduire sous forme de récit soigneusement équilibré et articulé en différents chapitres. Pour la Belgique francophone, la maison de production Les Gens et les free-lance Tristan Bourlard et Anne-Cécile Huwart ont dû se débrouiller en grande partie seuls. Ils ont miraculeusement réussi. Mais avec une marge de manœuvre financière limitée, ils ont également eu moins de marge au niveau du montage pour faire de la série francophone l’image en miroir à part entière de la série flamande. Il s’agit là, pour la RTBF, d’une occasion manquée de désamorcer les éventuelles critiques et controverses. En effet, une diffusion en plusieurs épisodes permet de mieux rendre les choses à un rythme doux et reconstituer en long et en large la complexité d’une réalité historique sensible.


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Légende d'origine : Het boek "Kinderen van de repressie. Hoe Vlaanderen worstelt met de bestraffing van de collaboratie" verschijnt bij Polis in oktober 2018

Maurice De Wilde 2.0

Condensé en un seul épisode de nonante minutes, il ne serait pas surprenant que la prestation du petit-fils de Léon Degrelle soit accueillie de manière aussi embarrassée et crispée que l’interview de son grand-père quarante ans plus tôt. Même l’opinion publique flamande a d’abord dû s’habituer à un format qui donnait la parole aux enfants des collaborateurs avec tout ce que la dimension humaine pouvait révéler de fragile – y compris à travers leurs doléances et leurs glorifications. Afin de fournir à l’avance le cadre nécessaire aux émissions, nous avions dès lors prudemment publié, avec quelques collègues, une tribune introductive pour défendre la série en prévision d’éventuelles critiques. Néanmoins, les critiques n’ont pas été absentes. Absolument pas. Certains critiques ont d’abord prétendu que Maurice De Wilde se retournerait dans sa tombe. Dénué de toute connaissance du travail journalistique, ce soupir morbide pêche à double titre au moins. Il fait abstraction du fait que Maurice De Wilde était tout aussi redouté et évité dans les milieux de la résistance et par la justice que dans les milieux de la collaboration. En effet, il n’épargnait personne dès lors qu’il s’agissait d’évoquer ce qui posait problème qu’il s’agisse de certains faits liés à la résistance ou à la répression de la collaboration après la guerre. De plus, cette vision fait l’impasse sur la structure générale d’une série qui n’avait nullement pour ambition d’être du Maurice De Wilde 2.0, mais voulait montrer comment ce passé de guerre des parents a déterminé la vie et la pensée de leurs enfants. Ce ne sont pas les protagonistes, mais leurs descendants qui s’expriment, des enfants qui ne sont nullement responsables des faits de collaboration de leur père et de leur mère. Au départ, ce changement de perspective a été difficile à admettre pour une partie des téléspectateurs flamands. Pourquoi n’ont-ils pas été traités plus durement ? Pourquoi leurs souvenirs n’ont-ils pas été directement confrontés aux faits historiques ? En même temps, dans certains milieux de droite et d’extrême droite, principalement nationalistes flamands, la méfiance fondamentalement ancrée à l’égard de la VRT en tant que « bastion rouge » a semblé se dissiper quelque peu car le regard intime de l’enfant plaçait également les collaborateurs dans un environnement reconnaissable et donc acceptable. Les opinions diamétralement opposées et extrêmes du premier épisode se sont focalisées sur le même point – la polyphonie humaine de la collaboration – mais ont fini par complètement évoluer au fil des émissions. Au fur et à mesure que les émissions se succédaient, l’interprétation historique gagnait de plus en plus de terrain permettant dès lors d’aborder aussi les sujets les plus sensibles tels le génocide et la persistance de l’idéologie antidémocratique. Les premiers sceptiques ont finalement accueilli cette évolution comme un cadre nécessaire et réussi, alors que l’autre bord a considéré l’opinion de départ quant au bla-bla politiquement correct de l’Etat belge comme étant une fois encore largement et doublement confirmé.

 

Des moyens publics pour l’histoire publique

Malheureusement, Les enfants de la collaboration ne seront pas diffusés plusieurs semaines d’affilée en Belgique francophone. Rien que pour cet aspect, il est conseillé de regarder les interviews des experts mises en ligne. Elles constituent le contre-feu idéal à toutes les questions sans réponse. En même temps, il est intéressant de voir comment le réalisateur Tristan Bourlard a réussi, de façon créative, à placer une touche historique, littéralement et directement, dans le documentaire et ce malgré le temps limité. Contrairement à la série flamande, il se rend aux archives avec les témoins pour consulter le dossier judiciaire des collaborateurs concernés. Il en résulte des images fortes où les témoins interrogés ont accès au dossier en présence des historiens Chantal Kesteloot et Alain Colignon. Certains descendants ont du mal lorsqu’ils découvrent les faits, d’autres vivent une véritable révélation après une vie de silence. Malgré le volume des boîtes d’archives, certains restent stoïques et calmes en s’accrochant à leurs visions disculpantes. Ces moments sont importants, d’un point de vue scientifique et sociétal. Toute personne qui regarde attentivement voit dans la richesse des réactions, au moins implicitement, comment la réceptivité personnelle face à la vérité juridique – et donc aussi en partie historique – peut être liée, entre autres, à l’environnement et plus largement à la société dans laquelle l’enfant a grandi. En même temps, cette confrontation aux documents illustre clairement la valeur des archives et de l’accès du public aux connaissances scientifiques en général. Tout aussi indispensables et invisibles que les membres de l’équipe de Maurice De Wilde, les archivistes travaillent sans relâche en coulisses pour offrir l’encadrement requis et l’accès aux sources qui documentent cette histoire sensible, en tant que conscience historique pour la postérité. Leur travail est d’une importance incommensurable tant pour le traitement individuel que l’apprivoisement sociétal du passé de guerre. Il est inversement proportionnel à leur visibilité au mieux occasionnelle dans les génériques des programmes ou dans les mots de remerciements apparaissant dans les publications. Dans un pays où précisément le souvenir de la collaboration et de la répression constitue une source de division communautaire, il est honteux de constater qu’ils doivent conserver, avec des ressources fédérales limitées et dans des caves inadaptées, des preuves historiques, sous la menace permanente qu’un simple débordement d’égout ne rende illisible ce passé noir. Si le souci de conservation des archives est un critère d’une démocratie sûre d’elle, le piètre résultat de la Belgique est dû au manque d’infrastructures adaptées et certaine pas au manque de zèle de son personnel. En tout cas, les séries flamandes ont entraîné une augmentation de la demande d’accès aux sources par les proches. Dans leurs réponses et leur suivi discret, il apparaît que les archivistes, dans leur professionnalisme d’experts, remplissent invariablement aussi une fonction socio-thérapeutique précieuse. Il n’en va et n’en ira pas autrement pour la Belgique francophone, que du contraire, d’autant plus que le tabou social y est encore plus grand. Les enfants de la collaboration indiquent clairement que la mémoire et l’histoire de la collaboration ne sont pas une affaire exclusivement flamande. L’émission souligne la pertinence actuelle des Archives de l’État et donc la nécessité d’un soutien fédéral structurel, soutenu par toutes les communautés du pays.

En même temps, le documentaire, à l’instar de la série flamande, est présenté de manière inopinée comme un plaidoyer en faveur de la transmission des données scientifiques, mais aussi de l’histoire publique. À l’époque des émissions de Maurice De Wilde, ces concepts au nom desquels des universitaires prennent position dans le débat public et politique étaient inexistants, mais aujourd’hui, plusieurs historiens font montre d’agoraphobie. Ils évitent de condenser, de simplifier et de prendre des raccourcis dans la représentation de ce passé dans des documentaires, la littérature, des films et à la radio. A leurs yeux, la pureté méthodologique d’une présentation  académique semble être en contradiction avec la traduction tamisée sous forme d’ouvrages de vulgarisation, de culture médiatique et visuelle populaire. C’est regrettable, car ce point de vue est non seulement un faux dilemme, mais aussi une occasion manquée. Quiconque veut faire connaître l’histoire au plus grand nombre doit franchir le pas. Cela conduit certes immanquablement à un compromis : les lois de l’image et les attentes du public sont difficilement conciliables avec l’exhaustivité ou la représentativité historique mais une communication aussi équilibrée que possible, acceptable sur le plan déontologique, vaut mieux que l’absence de soutien, de vérification et d’ajustement.

Bien sûr, des concessions sont nécessaires, bien sûr l’historiographie est davantage qu’une histoire bien racontée mais, dans le même temps, cette histoire peut - si elle est basée sur des études et avis scientifiques – aiguiser la conscience historique plus fortement que des décennies de recherche strictement confinées dans des revues spécialisées. Une politique scientifique dynamique qui, dans le cadre des programmes et des projets de recherche existants, offre aux chercheurs la confiance et la liberté – voire la liberté de s’en écarter si nécessaire – de problématiser les questions sociales sous des formes non universitaires offre aux citoyens, en tant qu’actionnaires, un retour immédiat sur leurs impôts durement payés. Même pour les chantiers historiographiques dont les grandes lignes ont été définies depuis longtemps au sein du monde scientifique, il vaut la peine d’y accorder une attention publique. Les commentaires reçus du public suite au septième épisode de la série flamande ont exprimé tant l’étonnement que la stupéfaction par rapport à la manière dont les experts ont déconstruit la représentation longtemps hégémonique de la collaboration flamande. Sous diverses variantes et versions, cette analyse était connue depuis des décennies dans l’historiographie scientifique, mais elle n’avait jamais vraiment fait écho auprès du grand public. C’est grâce aux compétences de mise en scène de l’équipe de Canvas que ces propos arides ont été reçus en son et en image dans les foyers de quelque 529.000 spectateurs par semaine.

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Légende d'origine : Kinderen van het Verzet, Canvas.

En guise de conclusion : pour les francophones, la même chose ?

Ce constat constitue un prisme utile pour comparer l’impact des Enfants de la collaboration après la diffusion. Combien de téléspectateurs francophones regarderont La Une ? Que retiendront-ils et comment la presse réagira-t-elle ? Comment le documentaire sera-t-il évalué ? Les réponses à ces questions ne peuvent être formulées sans tenir compte des principales différences avec la série flamande que nous venons d’évoquer. De plus, elles ne sont correctes que si le triptyque avec les experts est également consulté en ligne. Un éventuel taux d’audience élevé aura-t-il une suite ? La VRT a complété la trilogie de guerre avec les Kinderen van het Verzet (2019) et les Kinderen van de Holocaust (2020), avec une moyenne respective de 369.000 et 487.000 téléspectateurs par épisode. La popularité par thème se reflètera-t-elle de manière proportionnée au sud de la frontière linguistique ou pas? La RTBF aurait-elle plus ou moins de budget pour des aspects moins problématique des années quarante ? Dernier aspect, les moyens de production mis à disposition et les taux d’audience sont-ils révélateurs de l’impact des pouvoirs et des forces sociales qui façonnent la mémoire collective d’une société, tant en Flandre qu’en Belgique francophone, et ce, jusqu’à ce jour ?


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Enfants de la collaboration (RTBF) versus Kinderen van de collaboratie (VRT): programmes similaires, réactions similaires ?
Auteur : Aerts Koen (Institution : Chargé de cours en histoire à l'Université de Gand et chercheur au CegeSoma/Archives de l'Etat )
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