Débats

L'héritage du camp de prisonniers de guerre britannique sur le site du Vloethemveld

Thème - Collaboration - Mémoire

À la demande de la commune belge de Zedelgem, un panel international de quinze experts spécialisés dans l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et de son héritage s'est réuni les vendredi 26 et samedi 27 novembre 2021. La commune a en effet demandé à ce panel de formuler des recommandations portant sur deux questions:  d'une part, la récente controverse autour du monument La Ruche lettone inauguré sur son territoire en 2018 et, d’autre part, le développement de l'ancien site d'un grand camp de prisonniers de guerre situé au Vloethemveld, un projet dont la commune est partenaire. Aucun des membres du panel n'a reçu une quelconque forme de rémunération financière pour sa contribution. En tant qu’association d’experts, le panel a formulé ses conclusions de manière indépendante, sans interférence des parties prenantes. C’est en leur qualité de chercheurs individuels et indépendamment de leur affiliation institutionnelle que les experts présentent les faits et les recommandations énoncées dans ce rapport de synthèse. Les recommandations n'ont pas été soumises pour approbation préalable à la commune de Zedelgem. 

Zedelgem, un des principaux camps de prisonniers de guerre en Europe

En 1945 et 1946, l'armée britannique a installé dans la commune de Zedelgem l'un de ses plus importants camps de prisonniers de guerre en Europe. Les vestiges de ce camp font désormais partie du Vloethemveld, un ambitieux projet de développement d'un site public de plusieurs centaines d'hectares ayant pour objet la protection de la nature et du patrimoine. Les communes de Zedelgem et de Jabbeke, la Vlaamse Landmaatschappij (« Société foncière flamande ») et l’Agentschap voor Natuur en Bos (« Agence pour la Nature et les Forêts ») se partagent la responsabilité du développement du site.

Le panel est convaincu du potentiel unique de l'ancien dépôt de munitions et du complexe du camp de prisonniers de guerre en tant que lieu de mémoire revêtant une signification particulière pour l'histoire européenne et l’histoire au sens large. Des dizaines de milliers de prisonniers de plus de dix nationalités ayant combattu sous le commandement allemand ont passé des semaines ou des mois en ce lieu. Leurs parcours illustrent comment les vies de millions d'Européens en sont venues à s’entremêler à Zedelgem au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C'est un grand défi que de rendre accessible à tous cet héritage dans toute sa complexité. Les prisonniers du camp de Zedelgem étaient principalement des membres de formations militaires ayant perdu la guerre. Ils ont pris part à une guerre criminelle déclenchée et menée par l'Allemagne, impliquant un génocide et des massacres de civils. De nombreux prisonniers de guerre de ce camp britannique étaient des conscrits, d'autres étaient des volontaires. Beaucoup avaient adhéré à l'idéologie nazie, y compris une partie des ressortissants d’autres nationalités. Certains y sont restés fidèles pendant leur captivité. Évoluant au fil du temps, la population du camp comprenait de nombreuses nationalités, dont certaines ne sont arrivées qu’au lendemain du conflit. Certains des prisonniers ont participé à des crimes de guerre et à des crimes contre l'humanité. Seule une petite partie d'entre eux ont été poursuivis pour ces crimes. La mémoire des prisonniers du camp mérite d’être reconnue sans pour autant être honorée. 

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Institution : Comité international de la Croix-Rouge (CICR)
Collection : CICR, V-P-HIST-E-03740
Droits d'auteur : Droits réservés
Légende d'origine : Zedelgem, camp belge de prisonniers de guerre allemands N° 2226. Vue générale.
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Droits d'auteur : Bruno Bernaerts
Légende d'origine : Entrée du camp de Vloethemveld, 18 avril 2021

Une histoire largement oubliée

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Institution : Allgemeiner Deutscher Nachrichtendienst - Zentralbild (Bild 183), German Federal Archives
Droits d'auteur : Droits réservés
Légende d'origine : Lettland beging seinen Nationalfeiertag. Anlässlich der 25. Wiederkehr des lettischen Nationalfeiertages [18.11.43] fand ein Standortappell der Einheiten der lettischen Freiwilligen-SS-Legion statt. UBz. die Formationen der Legion auf dem Wege zum Appellplatz. Bei Abdruck nennen: Scherl Bilderdienst, 2.12.43

L'histoire du camp de Zedelgem a été largement oubliée, sauf par un groupe spécifique de membres de la Légion SS lettone qui y ont fondé leur association d'anciens combattants – Daugavas Vanagi (littéralement les « Faucons du fleuve Dogava », du nom d’une victoire lettone face à l’URSS en mars 1944) – avant de se disperser un peu partout dans le monde en tant que membres d'une diaspora lettone qui n'a jamais pu retourner dans son pays annexé par l'Union soviétique. Une partie de cette diaspora a cultivé l'image de la Légion lettone en tant qu’unité militaire patriotique luttant pour l'indépendance nationale contre l'Union soviétique. La Légion lettone était principalement composée de conscrits. Contrairement à toutes les autres formations SS, pour leur part constituées de volontaires, elle n'a pas été considérée comme une organisation criminelle ni par le Tribunal militaire international de Nuremberg, ni par l’United States Displaced Persons Commission. La Légion a été fondée en 1943 quand l’extermination des Juifs en Lettonie et la guerre d’anéantissement contre les populations civiles sur le front de l’Est avaient déjà en grande partie été accomplies sur le front oriental, au moment où la Wehrmacht et les autres forces de l'Axe battaient largement en retraite. 

Toutefois, une proportion importante des recrues de la Légion avait précédemment servi dans des unités du Sicherheitsdienst, le service de sécurité des SS, et dans des bataillons de police de l'Ordnungspolizei (« Police de l'ordre public ») responsables de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, dont l’assassinat de dizaines de milliers de Juifs lettons et allemands en Lettonie et de civils ailleurs en Union soviétique occupée.

La signification de la Légion lettone suscite encore des controverses en Lettonie aujourd'hui. La commémoration annuelle du 16 mars est l’objet d'affrontements dans les rues de Riga depuis 1991. Des ministres ayant assisté à la commémoration ont été contraints de démissionner. Définir la Légion comme une organisation de héros patriotiques et de martyrs de l'annexion soviétique est extrêmement blessant pour les descendants des victimes des crimes commis par ses membres. 

La mission du panel d'experts

Le panel a été invité à donner son avis sur deux points différents : d'une part, sur le monument La Ruche lettone, inauguré en septembre 2018 et cofinancé par la municipalité de Zedelgem et le Musée de l'occupation à Riga ; d'autre part, sur le développement futur du site du Vloethemveld dont la commune de Zedelgem est l'une des quatre parties prenantes.

À l’unanimité, le panel considère que l'érection d'un monument à la mémoire de la Légion lettone à Zedelgem, sur une place publique située à trois kilomètres de l'ancien site du camp, sans impliquer les autres parties prenantes du projet du Vloethemveld, était une décision inappropriée. Un tel monument serait controversé en Lettonie même et ne peut qu’être source de confusion et susciter la controverse non seulement à Zedelgem mais aussi sur le plan international. 

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Droits d'auteur : Bruno Bernaerts, avril 2021
Légende d'origine : Texte de la plaque commémorative qui figurait à côté du monument de septembre 2018 à juillet 2021

Le texte de la plaque commémorative qui a accompagné le monument de septembre 2018 à juillet 2021 ne se faisait pas suffisamment le reflet de l'histoire complexe de la Légion lettone. De par son caractère incomplet, il était insultant pour les victimes de crimes commis par des membres de la Légion, même si la plupart d'entre eux avaient été commis avant qu'ils n’y soient formellement enrôlés. Sa localisation isolée et éloignée du site ne permet pas d’offrir la contextualisation nécessaire que requiert un tel monument. Il s’agit également d’un symbole ambigu dans le contexte belge. Les soldats lettons qui ont été ultérieurement incorporés dans la Légion SS lettone ont en effet combattu aux côtés de la Légion SS flamande pendant le siège de Leningrad. Le monument risque dès lors de devenir un lieu de pèlerinage (inter)national et une source d'inspiration pour les récits révisionnistes sur l'héritage des SS. Le panel est cependant convaincu que tel n'était pas le message que la commune souhaitait transmettre en érigeant le monument. Le retrait de la plaque commémorative et le changement de nom de la place ont certes été des premières étapes importantes mais, selon le panel, le retrait du monument est la seule option pour mettre fin aux ambiguïtés qu’il perpétue.

Recommandations

La Ruche lettone

Le panel recommande le retrait du monument pour le soustraire à la vue du public. En outre, le groupe d'experts recommande une phase de réflexion pour explorer la possibilité d'une nouvelle affectation de La Ruche lettone, en prenant en compte son statut d'œuvre d'art. Cette démarche doit impliquer toutes les parties prenantes et s’accompagner de l'expertise nécessaire. Une grande circonspection doit être de mise lors de la prise de décision.

Le panel envisage deux options :

1.      Toute nouvelle destination doit justifier son installation dans ce nouveau contexte. Si l’on se réfère à l'objectif initial du monument, la complexité du contexte historique doit impérativement être prise en compte.

2.      Une autre option pourrait être de redéfinir le monument comme un objet esthétique. Il devrait dès lors être installé dans un espace intérieur dans un contexte fournissant des informations critiques sur l'histoire du monument.

Le Vloethemveld

Le Vloethemveld pourrait devenir un projet commémoratif innovant d'importance européenne, montrant comment il est possible de traiter l'héritage controversé de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide.

Le panel estime que les mémoriaux contemporains doivent rendre justice à la complexité et à l'ambivalence des récits de vie de la Seconde Guerre mondiale, tels que révélées par les recherches récentes. Un défi majeur consiste toutefois à trouver la forme adéquate et à raconter une histoire qui soit à la fois multidimensionnelle, intégrative et équilibrée tenant compte des différentes expériences vécues par les victimes sous le nazisme et le stalinisme. Un tel site commémoratif pourrait être un projet inspirant et innovant offrant une approche partagée de l'histoire et des conséquences des crimes nazis et staliniens et de leur mémoire.

Compte tenu de ce qui précède, le panel recommande les actions suivantes :

Afin de renforcer le potentiel transnational du site, il convient de lancer un projet de recherche sur l'histoire du complexe du camp et de ses prisonniers dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de l'histoire d'après-guerre. Il devrait inclure les dimensions suivantes :

- l'histoire passée et présente du site ;

- le rôle du camp dans la politique étrangère britannique ;

- la reconstitution de biographies individuelles et collectives des prisonniers en période de guerre et d'après-guerre ;

- la vie quotidienne dans le camp, les relations entre les prisonniers, les groupes de prisonniers, le personnel et la communauté locale ;

- l'instrumentalisation politique des prisonniers pendant la Guerre froide sous différents angles ;

- l'émergence de récits pendant et après la Guerre froide.

Les sources existantes doivent être réunies et rendues accessibles. Les collections d'archives internationales ouvrant de nouvelles perspectives de recherche doivent être identifiées. À cette fin, le panel recommande la mise sur pied d'un comité consultatif multidisciplinaire international. Cet organe pourrait aider au développement pratique du mémorial. Le panel recommande d'organiser des concertations avec des sites mémoriels internationaux existants traitant d'histoires controversées. Enfin, et surtout, le panel souligne le potentiel d’échanges durables, dans le cadre du Vloethemveld, entre la population locale de Zedelgem et les familles d'anciens prisonniers en Lettonie, en Allemagne et ailleurs. Ces échanges pourraient se concentrer sur les rencontres et les expériences communes de la guerre et de l'après-guerre qui les lient.

 

Quinze experts

Koen Aerts (Gent/Brussel), Didzis Berzins (Riga), Bruno De Wever (Gent), Andreas Hilger (Moskou), Martins Kaprans (Riga), Matthew Kott (Uppsala), Pieter Lagrou (Bruxelles), Harry Merritt (Amherst, Massachusetts), Bob Moore (Sheffield), Pierre Muller (Louvain-la-Neuve), Tanja Penter (Heidelberg), Richards Plavnieks (Lakeland, Florida), Fabien Théofilakis (Paris/Berlin), Heike Winkel (Berlin)

 

Pour citer cette page
L'héritage du camp de prisonniers de guerre britannique sur le site du Vloethemveld
Auteur :
https://www.belgiumwwii.be/debats/l-heritage-du-camp-de-prisonniers-de-guerre-britannique-sur-le-site-du-vloethemveld.html