Débats

Une rue sans mémoire, des résistants sans histoire ?

Thème - Résistance - Mémoire

Auteur : Kesteloot Chantal (Institution : CegeSoma)

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Chantal Kesteloot

Responsable Histoire publique (CegeSoma/Archives de l'Etat)

Ici habitait… un résistant

Ixelles, rue Goffart. Une rue quelconque, tracée au 19e siècle. Au numéro 72, une maison anonyme. Une maison devant laquelle je suis passée tant de fois, sans savoir, ayant habité non loin de là, au numéro 34, durant près de quinze ans. Or, c’est là qu’habitait pendant la guerre un certain Bruno Weingast. L’homme, né à Skala, en Pologne, le 28 mars 1912, est un ancien volontaire des Brigades internationales. Chimiste de profession, il a été engagé au sein de l’Armée belge des Partisans. Arrêté par l’occupant le 6 juillet 1943 dans le cadre de la vaste rafle qui touche la résistance communiste ce mois-là, il fournissait du matériel à différents groupes de résistants communistes. Interné au camp de concentration de Breendonk, il y est fusillé en tant qu’otage le 26 février 1944 avec dix-neuf autres détenus.

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Collection : DR
Légende d'origine : Façade du 72 rue Goffart, octobre 2019

Ici habitait… une « collaboratrice »

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Institution : CegeSoma
Collection : Série Attentats 318
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : Assassinat de M.V., tenancière de café à Ixelles, 2/3/1943

Ixelles, rue Goffart. Une rue vraiment sans histoire ? Quatre mois plus tôt, en mars 1943, au numéro 59, une tenancière de café était retrouvée assassinée. Son histoire à elle ne croise pas celle de la résistance mais est plus que probablement liée à la collaboration. En effet, son café accueillait des soldats allemands. Était-ce sa seule faute ? Le dossier évoque également un acte de dénonciation : un voisin arrêté quelques mois plus tôt et la lettre « T » (pour traître) bariolée sur la façade du café.

Pas de place pour la mémoire de la résistance ?

Une rue sans histoire ? Une rue sans mémoire ? Le destin tragique de la tenancière de café est incontestablement tombé dans l’oubli. Moralement, sa mémoire est difficilement défendable, il est vrai. Mais a-t-on pour autant conservé celle de Bruno Weingast ? Certes, l’homme est évoqué dans les travaux relatifs à l’histoire du Parti communiste. Mais au-delà ? L’histoire des résistants est-elle vraiment connue ? A-t-on gardé trace de leur présence dans l’espace public ? La rue Goffart rappelle un riche promoteur ixellois dont le seul mérite est d’avoir demandé le tracé de cette rue dont il possédait le terrain. Aucune velléité de changement de cette attribution odonymique de la part des autorités communales. Aucune initiative pour rendre hommage à la mémoire de Bruno Weingast, un exilé autrichien… n’ayant guère eu le temps de laisser des racines locales en 1943.

 

Sauver les résistants du Tir national

Il a fallu attendre le 17 octobre 2019 et la pose d’un pavé de mémoire à la hauteur du numéro 72 pour que l’homme sorte de l’oubli. Jusqu’à présent, ces pavés – une initiative lancée en 1996 par l’artiste berlinois Gunter Demnig (°1947) – ont surtout concerné des victimes juives (www.restitution.be/email-2.htm...). Il en existe aujourd’hui plus de 450 sur le territoire belge. En novembre 2018 ont été posés les premiers pavés de mémoire en hommage à des résistants exécutés au Tir national. Le choix n’est pas dû au hasard. Après avoir déjà servi pendant la Première Guerre mondiale – 35 patriotes y ont alors été exécutés – le lieu est à nouveau investi par l’occupant durant le second conflit mondial. Il compte désormais 365 tombes dont 219 corps ont été, au cours des ans, exhumés. Sur les 146 dépouilles mortelles restées en place, 38 demeurent non identifiées. Le Tir national a été démoli en avril 1963 pour faire place aux studios de la radio-télévision belge (RTBF et VRT). Longtemps laissés à l’abandon, les lieux sont aujourd’hui le cadre d’un nouveau projet de « Cité des médias ». Bien que le cimetière de l’Enclos des Fusillés soit classé, on peut s’interroger : qu’en adviendra-t-il ? C’est cette préoccupation qui est à l’origine de l’initiative des pavés de mémoire consacrés aux résistants exécutés en ce lieu. On la doit à la Fondation Auschwitz, à l’Association pour la Mémoire de la Shoah, au groupe Mémoire-Groep Herinnering (GM-GH) et à la Confédération nationale des Prisonniers politiques et Ayants Droit (https://www.restitution.be/art...).

L’initiative est d’importance. En effet, contrairement à la Première Guerre mondiale, le second conflit n’a guère été intégré dans l’espace public. Peu de noms de rues, peu de monuments et ce dans l’ensemble du pays. Une mémoire plus anonyme… La résistance… Des engagements, des valeurs oubliées ou obsolètes aujourd’hui : la patrie, l’antifascisme, le communisme… Mais aussi d’autres valeurs dont nos sociétés se revendiquent : la démocratie, les droits de l’homme, la lutte contre la barbarie. Mais malgré cela, ces noms sont souvent oubliés, voire jamais connus. Il est ainsi frappant de constater combien le nom d’un Léon Degrelle est familier, à l’inverse de tant de résistants dont l’itinéraire est à jamais ignoré.

 

Une attention nouvelle ?

En cette année de commémoration du 75e anniversaire de la libération, une attention nouvelle semble pourtant se dessiner. Est-ce l’heure d’une (re)découverte ? Cette approche individuelle correspond-elle à ce que les sociétés attendent aujourd’hui : une forme de micro-histoire qui se focalise sur les destinées individuelles faute d’une approche plus globale, plus analytique…Les pavés de mémoire – initiative privée – ouvrent-ils la voie à une approche nouvelle ? Savoir que nos rues ont un passé. Inscrire un lieu dans la vie de résistants inhumés à la hâte. Se souvenir que là vivait un homme, une femme, une famille que la guerre a trop vite arraché à la vie… Prolonger l’histoire de ceux qui ont investi ces lieux et qui, comme le disait si justement un lycéen interpellé ce 17 octobre 2019, ont « lutté contre la guerre, pour faire venir la paix ».

Aujourd’hui, la rue Goffart est quelque peu sortie de son anonymat. D’autres pavés ont été posés dans d’autres artères non loin de là. D’autres suivront, ici et là dans d’autres villes et communes. D’autres engagements, d’autres histoires. À défaut de noms de rues, des pavés portent désormais un petit bout d’histoire : « Ici habitait… ». Mais beaucoup reste à faire pour connaître l’histoire de la résistance et surtout celle des hommes et des femmes qui l’ont incarnée.

 

Bibliographie

Gotovitch, José. Du Rouge au Tricolore : les Communistes Belges de 1939 à 1944 : un aspect de l’histoire de la Résistance en Belgique. Bruxelles: Labor, 1992.

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Pour citer cette page
Une rue sans mémoire, des résistants sans histoire ?
Auteur : Kesteloot Chantal (Institution : CegeSoma)
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