
Babette Weyns
Babette Weyns (°1991) , historienne de l'Universiteit Gent/VUB.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’occupant allemand a exécuté quelque 1500 Belges – ou personnes d’une autre nationalité résidant en Belgique – après jugement. Dans de nombreux cas, les victimes ont été autorisées à écrire une lettre d’adieu à la veille de leur mort. Plus de quatre-vingts ans après les faits, ces lettres se retrouvent dans des lieux très variés. Comment peut-on aujourd’hui utiliser ces sources très particulières ?
Cette réflexion s’inscrit dans le processus de recherche du projet Derniers mots de l’ASBL Helden van het Verzet et de la Vrije Universiteit Brussel (VUB). Ce projet a notamment pour objectif de rassembler le plus grand nombre possible de lettres.
Les lettres originales se trouvent principalement chez les proches ou leurs descendants. Mais d’autres lieux de conservation – sous forme d’originaux ou de copies – en disent également long sur la signification attribuée aux lettres et à leurs auteurs. En d’autres termes, la recherche elle-même en dit déjà beaucoup sur les lettres. Au cours des huit dernières décennies, elles ont servi tour à tour de propagande, de mémorial, de preuve ou de source historique.
Lettres d’adieu comme outil de propagande de la résistance
« Dernière lettre de Gustave Bodson de Stavelot, tombé glorieusement au Champ d’Honneur de la Citadelle de Liège, le 20 septembre 1943. » Le 1er mai 1944, le journal clandestin liégeois Cœurs belges publie la dernière lettre du résistant de 36 ans Gustave Bodson. Par ces mots, il fait ses adieux à sa femme et à ses quatre enfants: « Je suis mort pour la patrie ». Cette publication s’inscrit dans la stratégie du journal visant à utiliser des récits de condamnations à mort, de prisons et de lettres d’adieu comme contre-propagande contre l’occupant allemand et à encourager la résistance. Le journal fait de nombreuses références à 1914-1918. Le souvenir de la Première Guerre mondiale est un puissant moteur de résistance. Cœurs belges inscrit les condamnés à mort de 1940-1944 dans un continuum avec des héros exécutés durant le premier conflit mondial, tels Gabrielle Petit.
Au début de la guerre, les aumôniers remettent les lettres d’adieu aux proches, qui sont souvent aussi autorisés à enterrer le corps. Les exécutions sont rapidement connues et la presse clandestine les utilise pour inciter à la résistance. À partir de 1942, l’occupant dissimule de plus en plus souvent le lieu de sépulture pour éviter toute glorification des héros.

Légende d'origine : Coeurs belges, 1er mai 1944, p. 9
Les lettres d’adieu comme mémorial

Après la guerre également, les exécutés continuent d’être considérés comme des martyrs. Cœurs belges et De Roode Vaan publient des lettres d’adieu pour honorer respectivement la résistance et renforcer l’image de martyr du Parti communiste de Belgique. Mais d’autres horizons en appellent également à recueillir des lettres d’adieu. L’aumônier de la Citadelle de Liège, Mathieu Voncken, a lui-même publié en 1945 plusieurs lettres d’adieu sous forme de livre. Ces lettres constituaient des objets idéaux pour témoigner de la souffrance et de l’esprit de sacrifice des résistants belges ou des Belges pendant la guerre, en général.
Des livres commémoratifs tels que Héros et martyrs. 1940-1945. Les fusillés, ou le Livre d’or de la Résistance belge paraissent rapidement. Leo Lejeune, figure de proue du Mouvement National Belge, joue un rôle important. Il a dirigé la rédaction du Livre d’or et a recueilli toutes les informations et documents nécessaires. Il utilise des citations appropriées des lettres d’adieu pour dresser le portrait des victimes. Ce n’est donc pas un hasard si le Fonds Leo Lejeune, conservé au CegeSoma, contient une importante collection de « derniers mots ».
En tant que mémoire puissante des sacrifices des familles de résistants, les lettres sont également utilisées pour redorer l’image de la résistance, ternie notamment après les tensions entre le gouvernement et les groupes armés de résistants en novembre 1944. La réputation de la résistance armée est alors au plus bas. Le 25 novembre, une manifestation organisée par le Front de l’indépendance a dégénéré. Dans ce climat, plusieurs journaux ont publié fin 1944 un appel : « J’en appelle donc à tous les Belges : ils doivent savoir que les vrais Résistants, désireux de combattre, ont remis leurs armes clandestines pour accepter des armes légitimes ». Jacques Van Cutsem, frère d’un résistant tué est l’un des signataires. Avec d’autres proches, il utilise la voix des fusillés pour défendre l’honneur des « vrais résistants ».
Van Cutsem commence à rassembler des lettres d’adieu, constituant ainsi – tout comme Lejeune – une précieuse collection, également conservée au CegeSoma. Non seulement les lettres elles-mêmes sont intéressantes mais il en va de même avec sa correspondance avec les familles. Ainsi, une lettre de la veuve de Jean Pruin, exécuté comme otage à Breendonk, révèle qu’il n’a pas laissé de lettre ; ses derniers mots ont été transmis oralement via l’aumônier ou ses codétenus : « Faites bien le bonjour à ma femme et à mon fils et dites-leur que tout va bien ».
Les lettres d’adieu comme preuve
Les lettres d’adieu ne servent pas seulement à prouver l’existence d’une « véritable résistance », elles sont également utilisées comme preuve dans les procès d’après-guerre. Les lettres des otages figurent donc dans les dossiers judiciaires d’Alexander von Falkenhausen et de Constant Canaris. Von Falkenhausen affirme en effet que seuls les otages déjà condamnés ou passibles de la peine de mort ont été exécutés. Cette affirmation a fait l’objet d’une enquête par la justice militaire belge après la guerre. Les procureurs ont vérifié les raisons pour lesquelles quelqu’un figurait sur la liste des otages et si cette affirmation est fondée. En résumé, la justice militaire a examiné si l’otage exécuté s’était réellement rendu coupable d’une activité de résistance passible de la peine de mort. Un dossier détaillé a dès lors été constitué pour chaque victime, incluant aussi les lettres d’adieu.

Légende d'origine : Exemple de lettre d'adieu extraite du dossier du procès de von Falkenhausen, lettre d'adieu de Gaston Kints.
Les lettres d’adieu comme source historique

Des décennies plus tard, les lettres d’adieu résonnent encore fortement. Certains historiens ressentent d’ailleurs le besoin de justifier l’utilisation de cette source émotionnelle et intime à des fins de recherche. Ainsi, François Marcot, un historien spécialiste de la résistance en France, qualifie ces lettres de « témoignages les plus forts que l’écriture humaine nous ait légués », avant d’aborder le contexte historique dans lequel elles ont vu le jour. Ailleurs aussi, il souligne la tension entre émotion et analyse historico-critique.
Dès 1999, la sociologue néerlandaise Jolande Withuis avait déjà bien compris que ces lettres d’adieu n’étaient pas des sources évidentes. Elle souligne à propos d’une collection de lettres de résistants communistes exécutés que les chercheurs risquent de les aborder sans esprit critique du fait de leur charge émotionnelle. Le respect pour la souffrance peut, selon Withuis, conduire à une « vénération obligée » qui entrave la pensée critique.
Quelles sont questions de recherche adaptées à une source aussi chargée émotionnellement ? Pour le cas belge, les historiens Fabrice Maerten (pour la Seconde Guerre mondiale) et Emmanuel Debruyne (pour la Première) ont été des pionniers. Ils ont analysé les lettres d’adieu de 100 personnes exécutées et les ont comparées à celles de la Première Guerre mondiale. Ils ont étudié les valeurs, sentiments et préoccupations que les résistants expriment face à la mort. Grâce à leur travail, le CegeSoma dispose aujourd’hui d’archives de « derniers mots » de plus de 380 victimes, constituant le cœur du projet Derniers mots.
Les lettres ont également été étudiées sous d’autres angles. La linguiste allemande Britt-Marie Shuster note que les fortes similitudes entre lettres renvoient à un genre de prototype « officiel ». Son analyse linguistique révèle les fonctions communicatives et textuelles cruciales pour bien interpréter ce type de lettres « institutionnelles ».
Les historiennes allemande et tchèque Birgit Sack et Pavla Plachá considèrent également les lettres d’adieu comme des sources historiques précieuses en soi. Elles insistent sur l’importance des caractéristiques matérielles. Quel matériel d’écriture était disponible ? La lettre couvre-elle toute la page, jusqu’aux marges ? Les traces d’une éventuelle censure sont-elles visibles ? Et que révèle l’écriture manuscrite sur l’état d’esprit dans lequel les derniers mots ont été écrits ? Mais ces aspects ne peuvent être étudiés qu’à partir d’une lettre originale – lesquelles sont très rares.
Derniers mots : la lettre d’adieu comme patrimoine
Derniers mots aborde les lettres d’adieu comme un patrimoine de valeur. Le projet vise donc à rassembler autant que possible des lettres originales, les numériser et à les préserver de manière durable. Bien que de nombreuses lettres émergent par les canaux évoqués ci-dessus, certaines restent particulièrement difficiles à trouver. La première étape d’un projet sur les lettres d’adieu en 2025 consiste donc inévitablement et d’abord en une recherche approfondie. Pour accélérer cette démarche, une équipe de bénévoles a été mobilisée. La VUB ainsi que l’ASBL Helden van het Verzet lancent un appel public pour recueillir les lettres. Étant donné que les derniers témoins de la Seconde Guerre mondiale disparaissent peu à peu, il s’agit sans doute de la dernière occasion pour que cet appel trouve un écho. En second lieu, les lettres recueillies servent de fenêtres ouvrant sur les histoires personnelles qu’elles recèlent. Elles sont également mises à disposition pour de futures recherches (historiques).
Bibliographie
Toutes les informations relatives au projet sont à retrouver sur www.laatstewoorden.be
Publications
Dickmans, Jacques, Helden En Martelaren 1940-1945 : De Gefusiljeerden /. Brussel, Rozez, 1947.
Konings, Jan, ‘De Terechtstelling van Gijzelaars Tijdens de Duitse Bezetting van België Onder Het Bestuur van de Militärbefehlshaber von Falkenhausen (1940-1944)’. Masters, KULeuven. Faculteit letteren en wijsbegeerte, 1982.
Maerten, Fabrice, ‘L’impact du souvenir de la Grande Guerre sur la Résistance en Belgique durant le second conflit mondial’ dans L. van Ypersele (dir.), Imaginaires de guerre. L’histoire entre mythe et réalité, Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant, 2003, 303–336.
Maerten, Fabrice, Debruyne, Emmanuel, ‘En guise d’adieu. Les dernières lettres des résistants et assimilés de Belgique, exécutés par l’occupant lors des deux guerres mondiales’. In Écrire sous l’Occupation : Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, edited by Bruno Curatolo & François Marcot, 371–386. Histoire. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2011.
Malvezzi, Pierro, Pirelli, Giovanni; lettere di condannati a morte della resistenza Europea, Editore Giulio Einaudi, Torino, 1954.
Marcot, François, ‘Voix d’outre-Tombe.’, in La Vie En à Mourir. Lettres Des Fusillés 1941-1944., ed. Guy Krivopissko. Parijs: Tallandier éditions, 2003.
Marcot, François, ‘Lettres de fusillés. Derniers écrits. Documents d’histoire’. In Écrire sous l’Occupation : Du non-consentement à la Résistance, France-Belgique-Pologne, 1940-1945, edited by Bruno Curatolo, 353–370. Histoire. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2011.
Roden, Dimitri, Ondankbaar België : De Duitse Repressie In De Tweede Wereldoorlog. Amsterdam: Amsterdam University Press, 2018.
Roden, Dimitri, ‘Van aanhouding tot strafuitvoering : de werking van het Duitse gerechtelijke apparaat in bezet België en Noord-Frankrijk, 1940-1944’. CAHIERS D’HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT = BIJDRAGEN TOT DE EIGENTIJDSE GESCHIEDENIS, no. 22 (2010): 113–60.
Plachá, Pavla, Sack, Birgit, “Behaltet diesen Brief als Andenken an mich“ / „Tento dopis si nechte na památku na mě“ Abschiedsbriefe von Dresdner Hinrichtungsopfern aus der Tschechoslowakei. Eine kommentierte Edition, 2023.
Schuster, Britt-Marie, ‘“Dies Ist Mein Letzter Brief Auf Dieser Schönen Erde” Abschiedsbriefe Aus Dem Deutschen Widerstand Als Textsortenvariante’. In Letzte Briefe. Neue Perspektiven Auf Das Ende von Kommunikation, 199–216. St. Ingbert, Röhring Universitätsverlag, 2015.
Voncken, Mathieu, Nos Fusillés Nous Parlent! : Mes Quatorze Stations à La Citadelle de Liége, Lettres Des Fusillés (Du 21 Mai 1941 Au 29 Janvier 1943), Liège, Editions Soledi, 1945.
Withuis, Jolande. ‘’Een Beetje Bloed, Dat de Aarde Zal Bevruchten’: Afscheidsbrieven van Communistische Verzetsstrijders Als Bron van Mythes, Troost En Kennis.’, in Oorlogsdocumentatie ’40-’45: Jaarboek van Het Rijksinstituut Voor Oorlogsdocumentatie, vol. 10, 1999, p. 64-68