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Répression (la) de la collaboration économique, un enjeu politique

Thème - Collaboration

Auteur : Luyten Dirk (Institution : CegeSoma)

En novembre 1944, Le Soir révèle l’existence d’un « Comité Galopin » durant l’occupation. Les responsables de grandes banques et de holdings, tels Alexandre Galopin, gouverneur de la Société générale, ainsi que de gros industriels en ont fait partie. Ce Comité Galopin prend une signification particulière dans l’enjeu politique que constitue la répression de la collaboration économique. L’auditeur-général Walter-Jean Ganshof van der Meersch qui plaide pour une poursuite conséquente de la collaboration économique va en effet entrer en conflit avec le monde des affaires et le monde politique.

La doctrine Galopin

La ligne de conduite en matière de production au bénéfice de l’Allemagne a été définie par l’élite financière et économique belge au sein du Comité Galopin. Elle porte un nom : la « doctrine Galopin ». De ce fait, le comité se retrouve sur le terrain de Ganshof car l’article 115 du Code pénal interdit la production au bénéfice de l’ennemi. Selon la doctrine Galopin, un refus systématique de travailler au bénéfice de l’Allemagne n’était pas une option envisageable. N’étant pas autosuffisante en matière de production alimentaire, la Belgique en est en effet réduite à des importations de ou via l’Allemagne puisque, suite au blocus britannique, l’importation de nourriture par voie maritime est devenue impossible. En outre, pour payer ces importations, la Belgique doit exporter des produits industriels. Maintenir l’industrie en activité est en outre nécessaire pour éviter la mise au travail obligatoire en Allemagne. Enfin, cette approche peut empêcher les Allemands de mettre la main sur la gestion des entreprises belges.

La doctrine Galopin n’est cependant pas un blanc-seing pour produire au bénéfice de l’Allemagne. Les armes et les munitions en sont exclues ; la production ne peut être motivée par le profit et seule la contrepartie nécessaire à l’importation de nourriture peut être exportée à destination de l’Allemagne.

Les héritiers du comité Galopin (Galopin lui-même a été assassiné par un commando de la DeVlag en février 1944) pensent que le gouvernement Pierlot approuvera sa politique après la Libération. Mais le gouvernement ne le fait pas et laisse la répression de la collaboration économique aux mains de la justice militaire, qui découvre l’existence de la doctrine Galopin par le biais d’enquêtes judiciaires. L’auditeur général ne l’accepte absolument pas, notamment parce que l’échange de biens industriels contre de la nourriture n’a guère été probant. La politique en matière de poursuites menace de se retourner contre de grandes entreprises dans la foulée des holdings qui se sont laissé inspirer par la doctrine Galopin.

 

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Institution : CegeSoma
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Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Portrait d’Alexandre Galopin. Gouverneur de la Société générale de Belgique, il est à l’origine de la doctrine dite Galopin qui détermine la ligne de conduite à laquelle se réfèrent les entrepreneurs pendant l’Occupation. Il est assassiné en février 1944 par un commando de la DeVlag.

Produire sur les consignes du gouvernement ?

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Institution : KBR
Légende d'origine : Le Soir, 14/11/1944

Dès lors qu’il est clairement apparu que le gouvernement n’entendait pas faire publiquement l’éloge de Galopin ni soutenir implicitement la doctrine qui porte son nom, les héritiers du comité changent de stratégie. À l’origine du comité Galopin, il y a un entretien en date du 15 mai 1940 entre quelques membres du comité en devenir et les ministres Paul-Henri Spaak et Camille Gutt. Cette rencontre s’inscrit dans la perspective de l’occupation de Bruxelles et de l’opération de repli du gouvernement à la côte. Les institutions publiques de crédit et la Banque nationale partent également, mettant ainsi en péril le paiement des fonctionnaires et des allocations sociales. Le gouvernement demande aux représentants des grands groupes financiers de reprendre cette tâche. Après la guerre, l’État les remboursera.

En novembre 1944, Le Soir révèle non seulement l’existence du comité Galopin mais il est également fait mention du fait que le gouvernement aurait attendu du comité qu’il se comporte comme un « guide moral » dans le pays occupé. Sur le plan politique, cela implique que la doctrine Galopin est la traduction concrète de cette mission de confiance morale. Le journal en appelle à Pierlot – qui se tait sur les activités industrielles durant l’occupation – à se prononcer. Par un communiqué de presse, le gouvernement nie qu’il ait été question d’une reprise du travail le 15 mai 1940 et déclare qu’il ne peut donc être question d’évoquer une mission de confiance générale.

 

Pressions politiques

Après la Libération, les rapports de force politiques sont profondément modifiés. Le Parti communiste est sorti renforcé de la guerre et mène campagne pour des sanctions sévères en matière de collaboration économique. Ce parti, qui assume également des responsabilités gouvernementales, est soutenu dans cette position par la résistance et une série d’hommes politiques libéraux et socialistes.

La politique de répression de Ganshof en matière de collaboration économique suscite l’inquiétude de la Société générale : on songe à demander au ministre de la Justice d’inciter Ganshof à modérer sa politique en la matière, de mettre fin le plus rapidement possible aux enquêtes en cours et de renoncer aux poursuites.

En février 1945, le gouvernement Van Acker succède au gouvernement Pierlot. Le socialiste Achille Van Acker, soutenu par les catholiques et une partie des libéraux, estime que l’auditeur-général va trop loin et compromet la restauration économique. Le ministre de la Justice doit, sur base d’une circulaire destinée aux auditeurs, interpréter le Code pénal de manière restrictive afin de faire diminuer les poursuites. Les communistes et une partie de la résistance plaident également en faveur d’une initiative ministérielle mais pour s’assurer que les gros collaborateurs économiques soient punis. Les socialistes sont divisés. Finalement, le gouvernement enjoint le ministre de la Justice à rédiger, en concertation avec l’auditeur-général, une circulaire appelant à modérer la politique de répression.

À l’origine, Ganshof n’y est pas complètement hostile mais comme la critique, formulée non seulement dans la presse mais également au sein même du gouvernement, porte atteinte à sa politique, il rejette une telle intervention, ce qui va compliquer la poursuite de la collaboration économique. L’auditeur-général recevant l’appui des procureurs généraux des Cours d’appel et de la Cour de Cassation, il ne reste plus au gouvernement qu’à interpréter de manière restrictive l’article 115 sur base d’un arrêté-loi (le gouvernement dispose alors des pleins pouvoirs).

Ganshof tente vainement d’être directement associé au processus de décision de cette adaptation législative. Il fait ensuite intervenir la presse et des hommes politiques qui lui sont proches pour peser sur le processus décisionnel. L’arrêté-loi du 25 mai 1945 ne rencontre que partiellement les objections de l’auditeur-général.

 

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Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Ganshof Van der Meersch, s.d.
Légende Web : En tant qu’auditeur général près de la cour militaire, Walter Ganshof Van der Meersch, définit, coordonne et uniformise la politique de répression de la collaboration après la Libération.

Un contexte juridique nouveau

Cet arrêté-loi donne à l’article 115 du Code pénal une interprétation limitative comme le souhaitent les héritiers du comité Galopin. Ganshof le considère comme une défaite et promulgue, le 9 juillet 1945, une circulaire à l’attention des auditeurs dans laquelle il interprète l’arrêté-loi de manière telle que ses effets atténuants en soient limités au maximum. L’auditeur-général s’en tient donc à sa politique en matière de poursuites. Cette attitude entraîne, à l’occasion de procès importants en matière de collaboration économique, de nouveaux conflits avec le milieu des affaires et le monde politique. La thèse selon laquelle le comité Galopin avait en réalité reçu une mission de confiance de la part du gouvernement est remise en avant.

Ganshof a souvent pu bénéficier de soutiens politiques pour asseoir sa position. En juillet 1946, une chute du gouvernement est même suscitée par l’interpellation du socialiste Henri Rolin – inspirée par Ganshof – contre Adolphe Van Glabbeke, ministre libéral de la Justice car ce dernier est intervenu auprès du président de la Cour militaire dans une importante affaire en cours.

Envisagé de manière rétrospective, il s’agit plutôt d’une victoire à la Pyrrhus : l’auditorat-général se retrouve sans cesse davantage sur la défensive. Plus on s’éloigne de la guerre, plus les relations politiques se normalisent et la Guerre froide se profile et plus la poursuite de la collaboration économique perd l’urgence socio-politique qu’elle avait à la Libération.

Bibliographie

Dirk Luyten, Burgers boven elke verdenking? Vervolging van economische collaboratie in België na de Tweede Wereldoorlog, Brussel, VUBPRESS, 1996.

Voir aussi

163792.jpg Articles Auditorat militaire - répression Campion Jonas
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Pour citer cette page
Répression (la) de la collaboration économique, un enjeu politique
Auteur : Luyten Dirk (Institution : CegeSoma)
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