
Veerle Vanden Daelen
Veerle Vanden Daelen est Conservatrice, Responsable des Archives & de la Recherche à Kazerne Dossin: Mémorial, Musée et Centre de Recherche sur la Shoah et les Droits humains (Malines). Ses recherches portent sur la vie juive avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale et sur le volet belge de la Shoah. Elle est également très impliquée en tant qu'expert dans le projet "European Holocaust Research Infrastructure" (EHRI) et l'"International Holocaust Remembrance Alliance" (IHRA).
Le 8 mai 1945, il y a 80 ans, les nazis se rendent aux Alliés. C’est le Jour de la Victoire en Europe, le VE Day. Il marque la libération du continent, la fin du conflit, mais aussi l’heure de laisser derrière soi de terribles années. Mais ce formidable soulagement ne concerne pas les victimes de la persécution juive.
"La libération ne m'est pas destinée"
La Belgique est en grande partie libérée entre début et fin septembre 1944, avec quelques exceptions jusque début novembre et la réoccupation par l’Allemagne d’une partie de l’Ardenne en décembre 1944 - janvier 1945. Les 3 et 4 septembre 1944, les armées alliées sont accueillies dans la liesse à Bruxelles et Anvers, où vivait la grande majorité de la population juive de Belgique à la veille de la guerre. La «libération» – un mot à consonance essentiellement positive – est célébrée avec force par certains Juifs, tandis que d’autres, sans nouvelles de leurs proches qui ont été déportés, ne sont pas en état de se réjouir.
Les Juifs survivants sont en outre confrontés à d’innombrables difficultés pratiques. Ils n’ont souvent plus de domicile officiel où se réinstaller. Leurs affaires ont été confisquées dans le cadre de la Möbelaktion et emmenés en Allemagne, les adultes n’ont plus de travail, les enfants accusent un retard scolaire. En outre, les Juifs de nationalité allemande ou d’un pays allié de l’Allemagne nazie sont victimes des mesures prévues par l’État à l’égard des ressortissants de pays ennemis : ils sont internés et leurs biens mis sous séquestre. La plupart des Juifs n’ont plus de domicile et ont besoin d’un hébergement temporaire, de nourriture, de vêtements et d’autres formes d’assistance. La communauté juive décimée va surmonter ces défis en silence, sans que la société non juive environnante n’y porte réellement attention.

Collection : Fonds Kenis
Légende d'origine : Les premiers tanks britanniques sont accueillis dans la joie à Anvers le 4 septembre 1944
Léon Gronowski, qui a survécu à la guerre à Bruxelles, écrit dans son journal le jour de la libération de la capitale, le 3 septembre 1944 : "La libération est arrivée; les gens se précipitent dans les rues; ils sont fous de joie; on pleure, on rit, on chante; tout le monde s'embrasse, c'est vraiment la fête; [...] pour moi, la libération n'est pas encore arrivée; je suis malheureux et accablé [...] les miens moisissent encore au camp. [...] j'erre dans les rues, sans but, avec une affreuse douleur au coeur; la libération ne m'est pas destinée". (traduit du yiddish).
La libération de Dossin : un non-événement

Légende d'origine : La Libre Belgique, 12/5/1945, p. 3

Légende d'origine : Het Laatste Nieuws, 10/5/1945, p. 2
Alors que la libération du camp de Breendonk a fait la une de la presse nationale et internationale, celle de la caserne Dossin, le camp de rassemblement des Juifs, des Sinti et des Roms à Malines, a été totalement ignorée par la société dans son ensemble. Loin de connaître la libération héroïque par des soldats alliés, les quelque 550 Juifs encore présents dans la caserne au moment de la libération de Malines ont simplement été abandonnés sur place par les nazis et leurs collaborateurs. Ce sont les prisonniers eux-mêmes qui ont ouvert les portes et quitté le camp, sans savoir où aller. Cependant, l’entraide juive, soutenue par des organisations caritatives juives d’outre-Atlantique, a pu fournir un hébergement, un enregistrement des survivants et une aide pratique dans tous les domaines, prenant en mains la réorganisation de la vie juive. Dans les synagogues, les premiers offices, généralement en présence de soldats alliés de confession juive, ont marqué la véritable « libération » pour la communauté. La simple possibilité de se réorganiser au grand jour a été une étape décisive marquant le passage de l’oppression à la liberté. La vie associative et communautaire juive, l’éducation et l’aide sociale, y compris la prise en charge des nombreux enfants juifs cachés, ont pu démarrer, même à Anvers qui, d’octobre 1944 à mars 1945, subit encore les bombardements des V1 et des V2.
Dans la presse, le sort des Juifs de Belgique se réduit à un entrefilet en pages intérieures...
De « Pas encore rentrés » à « Pas rentrés »
Pour avoir des nouvelles des parents et des proches déportés, il a fallu attendre davantage encore. De longues attentes. Parmi les camps de l’Est, seul Majdanek a été libéré avant la Belgique, les 22 et 23 juillet 1944. Ensuite, il faut attendre le 27 janvier 1945 et la libération d’Auschwitz-Birkenau, toujours par les troupes soviétiques. C’était le lieu de destination de la grande majorité des trains de déportation en provenance de Dossin, même si une grande partie des survivants se sont retrouvés dans d’autres lieux, notamment à l’issue des Marches de la mort. Ces camps ont été libérés plus tard encore, certains peu avant la capitulation allemande. Les troupes américaines libèrent Buchenwald et Dora-Mittelbau le 11 avril 1945, Flossenbürg le 23 avril, Dachau le 29 avril et Mauthausen le 5 mai. Les Britanniques libèrent les camps du nord de l'Allemagne, dont Bergen-Belsen le 15 avril et Neuengamme le 4 mai 1945. Juste avant la capitulation allemande de mai 1945, les troupes soviétiques libèrent les camps de Stutthof, Sachsenhausen et Ravensbrück.
Les premiers survivants juifs sont rapatriés en Belgique fin mars–début avril 1945, soit sept mois après la « libération ». Le retour des quelques survivants, leur état physique et les récits qu’ils portent provoquent un choc énorme : l’espoir d’un retour de l’ensemble des déportés s’évanouit définitivement. Durant les mois qui suivent, avec le retour au compte-gouttes d’un millier de survivants, la situation ne cesse de se dégrader. Ceux qui rentrent sont malades, seuls, sans domicile ni ressources. Des semaines et des mois après le 8 mai, des survivants émaciés continuent à rentrer, souvent simplement vêtus de l’uniforme du camp. Certains peuvent à peine marcher et doivent se déplacer à l’aide de béquilles.
Ils donnent des nouvelles de tous ceux qui ont été assassinés. Ils constatent que leurs maisons sont désormais habitées par d’autres et qu’on est sans nouvelles de leurs familles et de leurs proches. La joie de la libération ou de la fin de la guerre leur a définitivement échappé. Certains décèdent peu après leur rapatriement.
Peu à peu, la terminologie utilisée par la communauté à propos des absents est passée de « pas encore rentrés » à « pas rentrés », même s’il a été impossible pour beaucoup de le croire ou de l’accepter. Sans date officielle de décès, sans le moindre lieu de sépulture, sans aucune autre nouvelle, les membres des familles et les proches ne peuvent se résoudre à « tourner la page ». Nombreux sont ceux qui passeront le reste de leur vie à attendre et à rechercher leurs proches disparus. Pour beaucoup, il n’y a jamais eu de véritable libération. Au contraire, le chagrin et le traumatisme en sont arrivés à se transmettre à la génération suivante.

Collection : Collection Tobias Schiff
Légende d'origine : Photo de Tobias Schiff en Salomon Klagsbald qui rentrent à Anvers, fin avril 1945
Bibliographie
- Getuigen/Témoins a consacré un numéro thématique à la libération de la Belgique, n°139. Il se focalise sur la période de septembre 1944 à fin 1945 avec des contributions consacrées à la libération de la caserne Dossin (Laurence Schram) et Breendonk (Richard Menkis), les rencontres entre les soldats alliés juifs et les survivants juifs à Anvers (Veerle Vanden Daelen) et la vie juive à Liège (Thierry Rozenblum); avec une introduction de Veerle Vanden Daelen et de Frédéric Crahay, testimony_139_dossier.pdf
- La libération de la caserne Dossin, 19.12.2024, La libération de la caserne Dossin | Kazerne Dossin
- Veerle Vanden Daelen, ‘Het Leven moet doorgaan. De Joden in Antwerpen na de bevrijding, 1944-1945.’, Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis – nr 13-14 – 2004, https://www.journalbelgianhistory.be/nl/journal/bijdragen-tot-eigentijdse-geschiedenis-nr-13-14-2004/leven-moet-doorgaan-joden-antwerpen-na
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