
Chantal Kesteloot
Responsable "Histoire publique", CegeSoma/Archives de l'Etat.
7 septembre 2025. Une foule nombreuse s’est massée à la hauteur du n°55. En ce dimanche ensoleillé, la rue Andrée Geulen est officiellement inaugurée. C’est en mai 2024 que les communes d’Ixelles et d’Uccle ont décidé de débaptiser la rue Edmond Picard, qu’elles se partagent. Un panneau apposé en-dessous de la plaque de la nouvelle rue explique les motifs de ce changement.

Originele legende : Plaque dévoilée le 7 septembre 2025 et expliquant le changement de nom
Edmond Picard (1836–1924), une personnalité aujourd’hui très contestée

Originele legende : Edmond Picard (1836-1924)
S’il a pendant longtemps été loué en tant que juriste, père du concept de l’« âme belge », amateur d’art ou encore défenseur du suffrage universel masculin, d’autres faces de sa personnalité – longtemps occultées – rendent le personnage à tout le moins controversé. S’il est dénoncé dès 1981 par Bernard-Henri Lévy qui le qualifie de premier disciple de Gobineau, c’est au juriste belge Foulek Ringelheim que l’on doit la synthèse qui établit ses engagements antisémites (Synthèse de l’antisémitisme, 1892, rééd. 1941) et racistes associés à une profonde « négrophobie » (En Congolie, 1896). C’est en 1906, de son vivant donc, qu’il s’était pourtant vu attribuer une voirie en plein cœur du nouveau quartier de Berkendael. Au vu des contestations dont il est désormais l’objet, les collèges des bourgmestre et échevins des deux communes bruxelloises ont décidé au cours d’une réunion conjointe, le 16 juin 2022, d’initier un processus de débaptisation. Deux semaines auparavant, le 31 mai, la résistante et Juste parmi les Nations, Andrée Geulen était décédée à Ixelles.
Un hommage tardif
Durant la Seconde Guerre mondiale, Andrée Geulen, une institutrice d’une vingtaine d’années, a été révoltée par l’obligation faite à certains de ses élèves de porter l’étoile jaune. Son indignation a alors croisé le combat du Comité de Défense des Juifs, une organisation de résistance affiliée au Front de l’Indépendance. Son engagement a été remarquable, permettant le sauvetage de plus de 300 enfants juifs. Après la guerre, elle a poursuivi son combat en faveur de la paix. Mais son passé de résistante civile n’a guère été mis en lumière. Il faut attendre la fin des années septante pour qu’un documentaire soit consacré au sauvetage des enfants juifs et, en 1989, elle est enfin reconnue Juste parmi les Nations. D’autres distinctions et reconnaissances suivront, signe d’un intérêt croissant pour la question de la persécution des Juifs et la résistance de sauvetage. L’attribution d’un nom de rue est aujourd’hui le dernier maillon de cette chaîne.

Originele legende : Andrée Geulen (rechts) en Ida Sterno na de bevrijding in 1944. Het was op vraag van Ida Sterno dat Andrée Geulen toetrad tot het Joods Verdedigingscomité.
L’odonymie, un sujet délicat…
On le sait, l’odonymie – une discipline qui a pour objet l’étude des noms de voiries – a connu ces dernières années un regain d’intérêt. L’espace public n’est pas neutre. Il est le reflet de choix politiques mettant en avant ce que les autorités publiques locales entendent valoriser. Il est question en ce domaine de « toponymie (un terme de portée plus large qui ne désigne pas exclusivement les voiries) commémorative ». Depuis le 19e siècle, les communes – qui ont la charge de dénommer les voiries – ont utilisé ce ressort pour valoriser notamment des hommes (peu de femmes !), des faits ou des valeurs qu’ils voulaient transmettre à leurs contemporains et aux générations futures. À Bruxelles, les gloires nationales et les valeurs portées par la jeune Belgique ont constitué la première strate mémorielle. Deux autres ont suivi de manière presque concomitante : la « gloire » du passé colonial d’une part et la Première Guerre mondiale de l’autre. Cette dernière a jeté sur la ville une couverture mémorielle d’une belle épaisseur : plus de 300 noms de voiries (sur un total actuel de plus de 5000 voiries de tout type), de la mémoire internationale à de simples citoyens et même quelques citoyennes. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les communes bruxelloises ont également souhaité rendre hommage aux citoyens qui s’étaient engagés dans la résistance. Aujourd’hui, quelque 180 voiries réparties sur les 19 communes évoquent ce passé. Certes, le mouvement est moindre mais l’heure n’est plus guère aux débaptisations – contrairement à ce qui s’est fait après 1918 – et il y a moins de nouveaux quartiers à lotir. À l’instar de ce qu’il était advenu après le premier conflit mondial, cette démarche s’est surtout inscrite dans l’immédiat après-guerre : un tiers des voiries ont été dénommées ou débaptisées entre l’automne 1944 et 1950. Comme après 1918, ce mouvement s’est voulu très large, des enjeux internationaux aux résistants locaux. Pendant longtemps, seules quatre femmes ont été honorées : Marguerite Bervoets, Marie-Louise Kinet, Louisa Chaudoir et Fernande Volral, toutes assassinées durant la guerre. C’est d’ailleurs là un trait commun, la plupart des résistants auxquels une voirie a été consacrée sont décédés durant l’occupation, en déportation pour la plupart. Aujourd’hui, ces femmes résistantes sont au nombre de douze. Huit autres se sont vues attribuer une voirie entre 2002 (Yvonne Jospa) et 2024 (Andrée Geulen). Leur profil tranche avec celui de leurs homologues masculins, plutôt engagés dans la résistance armée ou les services de renseignements et d’action. Les femmes honorées se sont distinguées par des actes de résistance civile et de sauvetage. L’hommage reste modeste : des rues, des clos, une allée, une drève mais pas d’avenue ni de boulevard. La résistance continue de se conjuguer très largement au masculin. Toutes les communes n’ont pas participé au mouvement. Pour l’ensemble des douze attributions, sept communes sont concernées : Auderghem, Bruxelles, Forest, Ixelles, Jette, Uccle et Woluwe-Saint-Lambert. Le contexte est souvent spécifique : volonté d’honorer une habitante mais pas sa domestique pourtant elle aussi décédée à Ravensbrück (Auderghem), quartier à thème dans le cas de Jette, volonté de rendre hommage à une résistante qui venait passer ses vacances à Forest (Marguerite Bervoets), volonté de féminisation de l’espace public et devoir de mémoire (Ixelles, Uccle, Bruxelles et Woluwe-Saint-Lambert). Ces deux derniers enjeux sont évidemment révélateurs des sensibilités actuelles.
Aujourd’hui, l’heure n’est plus aux débaptisations : tracasseries administratives, mobilisation des habitants, pétitions et contre-pétitions sont autant d’éléments qui découragent les autorités. Notons que dans le cas présent, les deux communes ont pris en charge une partie des coûts résultant des changements administratifs liés à la nouvelle dénomination. Généralement, ce sont de nouvelles artères qui sont créées (rue Yvonne Jospa, rue Andrée De Jongh, allée Adrienne Gommers & Anne-Marie van Oost-de Gerlache,…). Le cas de la rue Andrée Geulen n’en est dès lors que plus singulier. Relevons que, même ici, des habitants se sont mobilisés contre le changement par la voie d’une pétition – qui a recueilli 108 signatures - et d’un recours juridique auprès du Conseil d’Etat lequel a finalement rejeté la demande de suspension de changement en date du 23 octobre 2024. La section wallonne de la Commission de Toponymie a, quant à elle, rendu un avis négatif le 8 novembre 2023 arguant qu’Andrée Geulen était décédée – à 100 ans ! – depuis moins de vingt ans… Néanmoins, les deux communes ont maintenu leur décision, montrant ainsi que l’espace public n’est pas nécessairement figé !

Bibliographie
Un fichier excel répertoriant l'ensemble des voiries bruxelloises avec diverses catégorisations sera mis en ligne lors de la parution de l'ouvrage de Iadine Degryse, Benjamin Wayens, Chantal Kesteloot, Dennis De Viriese et Matthijs Degraeve (dir.), Les noms de lieux à Bruxelles. Enjeux passés et présents, Bruxelles, BSI Series, 2026.
Kesteloot Chantal, "Toponymie et mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Les noms de rues à Bruxelles" in BTNG/RBHC, XLII, 2012, 2/3, pp. 108-13è? 007_Kesteloot_Chantal_2012_2_3.indd
Kesteloot Chantal, "L'histoire au bout de la rue. Le passé dans l'espace public bruxellois" in Passés futurs, n°15, juin 2024, pp. 89-125, L’histoire au bout de la rue. Le passé dans l’espace public bruxellois | Politika
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