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Collection : (© Musée juif de Belgique, n° 6275)
Légende d'origine : Titre du numéro 4 d'Unzer Kampf (Archives Kazerne Dossin - Fonds Steinberg - J000407.01)
Belgique en guerre / Articles

Auschwitz: l'information transmise aux juifs cachés en Belgique

Thème - Résistance - Persécution des Juifs

Auteur : Vagman Vincent (Institution : Agence Projet-Histoire)

Depuis septembre 1942, l’organisation de résistance juive de Charleroi a pris en main le sort de plusieurs centaines de familles brutalement poussées dans la clandestinité. Elle fait en sorte de leur faire parvenir un journal clandestin destiné à soutenir leur moral. En réalité, il accrédite les pires appréhensions …

La prise en main par le Comité de Défense des Juifs de Charleroi

Après avoir conjuré la rafle des juifs de Charleroi, l’organisation locale de résistance Solidarité juive (devenue le CDJ de Charleroi) s'occupe de ses centaines de protégés.

À sa tête, le trio Broder–Katz–Makowski s'est entouré d'un important réseau souterrain de camarades et de courriers qui visitent les clandestins ou paient les logeurs. Le CDJ de Charleroi a réuni des fonds secrets grâce au gouvernement belge de Londres et à l'aide de juifs américains. 

La vie clandestine soulève une foule de difficultés imprévues (décès, maladies, naissances …). Grâce à des complicités dans les administrations communales, le CDJ établit un système de fausses cartes d'identité ainsi que de fausses cartes de ravitaillement. 

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Collection : (© Musée Juif de Belgique, numéro d'inventaire 11225)
Légende d'origine : Tableau récapitulatif du CDJ Charleroi 1944

La sécurité impose de séparer les parents de leurs enfants. Ils parlent beaucoup mieux le français et risquent moins d'être identifiés comme juifs. Pour garder un œil sur tous ces enfants placés un peu partout, les courriers du CDJ leur rendent des visites régulières. Une collaboration se noue avec l'Aide paysanne aux enfants des villes avec des prêtres protestants dans le Borinage, avec l'orphelinat rationaliste du Hainaut et, bien sûr, avec le monde catholique, dont l’organisation de l’abbé André à Namur. Les parents doivent rester dans l'ignorance de l'endroit où vivent leurs petits. On décourage les visites.

CDJ de Charleroi
Droits d'auteur : Vincent Vagman
Légende Web : Reconstruction du réseau de la résistance juive de Charleroi

Préserver le moral de la population clandestine

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Collection : (© Musée juif de Belgique, n° 6275)
Légende d'origine : Titre du numéro 4 d'Unzer Kampf (Archives Kazerne Dossin - Fonds Steinberg - J000407.01)
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Institution : (© Musée juif de Belgique, n° 6275)
Collection :
Légende d'origine : Machine à écrire hébraïque utilisée par Peter/Pinkus Broder pour taper l'édition yiddish d'Unzer Kampf (couverture du journal Unzer Kampf (couverture en métal anodisé kaki et poignée en cuir).

Dans ce contexte, le CDJ, mesure l'intérêt de se doter d'un organe de presse clandestin.

Comme l’a expliqué Broder, la population attachait une signification particulière à la publication, en ce moment précis, d'écrits en langue yiddish (...) Le fait que l'on fasse paraître dans le pays une presse clandestine en cette langue maudite par les Allemands se présentait comme un défi à l'occupant et les Juifs, en la lisant dans leurs cachettes, avaient des raisons supplémentaires d'en être fiers (...). C'était là aussi, ajoute-t-il, une aide et un soutien moral indispensables (...) surtout pour ceux - assez nombreux - qui ne connaissaient pas d'autre langue.

Avec les moyens du bord, le CDJ de Charleroi se lance dans l'édition quasi mensuelle de Unzer Kampf (notre combat) à partir de février 1943. Les responsables de secteur s'occupent d'acheminer les quelques pages stencilées vers les foyers clandestins autour de Charleroi, La Louvière, Namur et le Sud-Namurois.

Que savaient d’Auschwitz les Juifs en Belgique occupée avant l’été 1943 ?

Pour connaître le sort des déportés qui partent depuis la fin de l’été 1942 de Malines vers une destination inconnue, le CDJ de Bruxelles met sur pied une mission secrète. Il envoie un certain Victor Martin prendre des renseignements sur place. Ce sociologue sorti de l'Université de Louvain se rend en Allemagne sous le prétexte d'échange avec des scientifiques allemands. Martin quitte ses collègues et part en Pologne. Il est arrêté pour espionnage industriel. Néanmoins, Victor Martin a eu le temps de s’informer quant au sort des Juifs et des conditions affreuses des kommandos de travail autour d'Auschwitz. Il parvient à s'évader. De retour en Belgique, il raconte ce qu'il a appris aux résistants juifs de Bruxelles et à leurs alliés communistes. 

Six mois plus tard, en mai 1943, le Flambeau, l’organe clandestin de la section de défense des Juifs du Front de l’Indépendance, fait état du massacre systématique de 6000 Juifs par jour en Pologne.


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Légende d'origine : Photo d'identité de Victor Martin, extrait de Krouck Bernard, Victor Martin. Un résistant sorti de l'oubli, Bruxelles, Les éperonniers, 1995.

Le feu de la vengeance !

Les résistants juifs de Charleroi reçoivent des informations identiques d’une autre source.

En juin 1943, la parution de Unzer Kampf dévoile une horreur qui va au-delà de tout ce que les clandestins pouvaient sans doute imaginer de pire.

Six pages d'interview donnent la parole à deux Juifs anversois qui se cachent dans la région namuroise. Léopold Goldwurm et William Herskovic ont embarqué à Drancy le 14 septembre 1942 et sont descendus à Kozel. On les affecte dans un Judenarbeitslager de l'Organisation Schmelt, celui de Peiskretcham en Haute-Silésie. Ils s'en évadent. Sans être des témoins oculaires directs, Goldwurm et Herskovic en ont assez appris sur le sort des déportés, notamment dans des camps situés à Oschevits.

C'est par le détail que les lecteurs de Unzer Kampf vont découvrir les chambres à gaz et la crémation des corps ! Même les plus dubitatifs ne peuvent qu’être ébranlés : les témoins Goldwurm et Herskovic ont rencontré un coiffeur juif de Charleroi et relatent sa fin.

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Institution : (Archives Kazerne Dossin - Fonds Steinberg - J000450 )
Légende d'origine : Le désastre polonais - Unzer Kampf - juin 1943 - page de garde

LE DÉSASTRE POLONAIS (EXTRAITS)

 

Deux Juifs d’Anvers (...) ont réussi à s’en évader et à rentrer, après mille péripéties, en Belgique. Nous leur avons parlé et voici ce qu’ils ont relaté :

Ils ont travaillé dans un camp près de Sosnowice, près de huit mois, en compagnie de milliers d’autres Juifs, et ont partagé leur existence d’enfer. A l’arrivée au camp, l'on est dépouillé de tout ; des pièces d’étoffe blanche à étoile jaune sont cousues aux quatre endroits où des trous ont été découpés dans les vêtements : sur la poitrine, au dos, et aux genoux, ceci dans le but de prévenir les évasions. (...) l’on frappe et fouette à tout bout de champ, pour un oui ou pour un non ; on fait flageller un Juif par un autre, en présence de tous les détenus.

Les familles sont séparées : les hommes travaillent ensemble, et les femmes, ensemble ; pas le moindre contact entre eux ; même pas d’échange de nouvelles ; les uns ignorent tout du sort des autres. Les enfants au-dessus de 13 ans sont astreints au travail ; ceux qui n’ont pas atteint cet âge sont expédiés à Auschwitz (une localité située près de la ville de Sosnowice) avec les malades et les vieillards : ils y seront brûlés vifs, dès leur arrivée, dans des fours crématoires construits à cette fin.

Des parents s’ingénient à taire l’âge de leurs enfants afin de les soustraire à l’horrible extermination : ceux qui parviennent ainsi à les faire affecter au travail les verront peiner dans des conditions des plus pénibles ; point d’horaire fixe, mais des journées interminables, selon le caprice des surveillants. Pour toute nourriture, l’on ne reçoit que deux tranches de pain et un peu d’eau chaude par jour ; (...) malheur à celui qui se plaindrait d'être malade : c'est le chemin d’Auschwitz sans rémission. Lorsqu’on passe une visite médicale et que le médecin affirme que le patient ne serait plus apte au travail au bout d'une quinzaine, par exemple, l’on réalise la signification de la chose : c’est que dans quinze jours, le malade sera brûlé à Auschwitz, brûlé vif.

Les forçats ont ainsi peur de se plaindre ; ils peinent jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement et d'inanition. Les morts, on les jette sur un tas d'ordures, les uns sur les autres; quand il s'est amassé une quantité suffisante de cadavres, un camion vient les charger (...)

En Pologne même, villes et bourgades sont systématiquement vidées de leurs habitants juifs : des camions sont amenés place du marché, l’on rassemble les Juifs, on les sélectionne : les aptes au travail, d’un côté, ils seront dirigés vers de camps de travail, tandis que les enfants, les vieillards et les malades prendront le chemin du sinistre Auschwitz.

(...) Un cauchemar de sang et de larmes brouille nos regards. Les cris de ceux qui brûlent à Auschwitz, résonnent dans nos oreilles. Nous revoyons les bébés s’agitant dans les sacs, au dos des criminels ! (…) Nous revoyons les cadavres traînant au milieu des ordures ...

Nous n’en pouvons plus. (…)

 Cité dans Broder, Pierre. Des Juifs debout contre le nazisme. Présenté par Maxime Steinberg, Bruxelles,1994, pp. 156-160.

Épilogue

Les éditeurs d’Unzer Kampf nourrissent l'espoir que leur article "Le désastre polonais" puisse éveiller notre conscience, allumer en nous le feu du combat, le feu de la vengeance !!!

Les avis sont partagés sur l’opportunité de publier (…) a témoigné Pierre Broder. Certains militants du CDJ redoutaient d'aggraver la dépression morale qui régnait dans les foyers juifs clandestins. Ils invoquaient aussi le risque d'effrayer des Juifs résistants (...)

Mais nous avons jugé nécessaire de dire aux Juifs la vérité, si dure fût-elle, pour qu’ils observent et renforcent les règles de sécurité les plus strictes, s’est justifié le résistant.

Cette lecture suscitera effectivement l’engagement de jeunes clandestins dans les rangs des Partisans Armés ou contribuera à renforcer l’équipe de courrières.

Bibliographie

Broder, Pierre. Des Juifs debout contre le nazisme. Présenté par Maxime Steinberg, Bruxelles,1994.

Vagman, Vincent. Présence juive à Charleroi. Histoire et Mémoire, Namur, 2015.

Vagman, Vincent. Présence juive à Charleroi : fin d’un siècle et… fin d’un cycle, dans Charleroi 1666-2016, 350 ans d’histoire des hommes, des techniques et des idées. Actes de colloque Charleroi, 23 et 24 septembre 2016, Académie royale de Belgique, Bruxelles, 2016, p. 307-316.

Mémoire de la résistance juive de Charleroi. 1942 La gestapo piégée. Une réalisation de Zakhor-Belgium (à l’initiative du Foyer israélite de Charleroi, avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le concours du service didactique de l’histoire de l’Université de Liège – 3 septembre 2017). https://www.charleroi-decouver...

Pour citer cette page
Auschwitz: l'information transmise aux juifs cachés en Belgique
Auteur : Vagman Vincent (Institution : Agence Projet-Histoire)
https://www.belgiumwwii.be/belgique-en-guerre/articles/auschwitz-l-information-transmise-aux-juifs-caches-en-belgique.html