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25 janvier 1944 : un «Testament royal» à ne pas mettre entre toutes les mains

Thème - Occupation

Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)

Début novembre 1943, percevant que la libération de la Belgique se rapproche, le gouvernement de Londres s’efforce d’anticiper au mieux les événements. Il entreprend alors d’obtenir de Léopold III, toujours enfermé dans un silence aussi opaque que troublant dans son château de Laeken, un document de sa part soulignant solennellement le fait que, malgré la capitulation inconditionnelle de l’armée belge en mai ‘40 et le statut de prisonnier de guerre où il s’est complu pour différentes raisons, le Royaume, par l’entremise du gouvernement Pierlot, est resté malgré tout  solidaire des Alliés anglo-saxons dans leur combat contre l’Axe ; contribuant ainsi à la victoire commune. En outre, le souverain est prié d’approuver non seulement les accords diplomatiques instaurant le nouvel ordre mondial qui va naître de la victoire alliée mais aussi les poursuites judiciaires que les autorités légales, une fois rétablies dans une Belgique libérée, vont entamer contre les « mauvais Belges » convaincus de collaboration avec l’ennemi. Ces demandes pressantes, preuve de leur importance, parviennent à leur destinataire à la charnière des années ’43 et ’44 par l’entremise du beau-frère de Hubert Pierlot (l’avocat François De Kinder)…et du cardinal Van Roey. Malgré l’embarras qu’il ressent face à ces pressions d’une équipe ministérielle qu’il estime peu (c’est un euphémisme), Léopold III se croit tenu d’y répondre à sa manière, histoire de poser ses marques et d’assurer son « pré carré » à l’approche des temps nouveaux qui s’annoncent. Il le fait en deux temps, à sa manière. 

Un document édifiant

Le 16 janvier, sans contacts directs avec Pierlot et via le Cardinal, il fait savoir aux « Londoniens » qu’il s’estime toujours lié par sa condition de prisonnier de guerre mais il récuse quand même hautement toutes les rumeurs qui l’ont soupçonné de vouloir instaurer une dictature royale ou de porter atteinte à la constitution dans un sens autoritaire. Mais cette réponse lui paraît sans doute insuffisante. Il éprouve alors le besoin d’élaborer un texte beaucoup plus dense à destination du gouvernement pour le cas où il se trouverait toujours entre les mains des Allemands à la Libération. Le général Van Overstraeten, revenu fort en faveur depuis l’éviction définitive de Henri De Man au printemps 1941, y a apposé sa patte d’une manière incontestable, poussant manifestement le monarque à l’intransigeance. Le document est daté du 25 janvier 1944, même s’il est encore quelque peu retravaillé par la suite pour parvenir dans sa forme définitive au mois de mars suivant. Le texte est édifiant. Il suscite d’ailleurs l’inquiétude tant du comte Capelle, secrétaire du roi et fidèle d’entre les fidèles que du cardinal Van Roey.

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Institution : APR/Archives d'Etat
Collection : Archives Argenteuil 77
Légende d'origine : Testament politique, 25 janvier 1944, p. 3
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Institution : APR/Archives d'Etat
Collection : Archives Argenteuil 77
Légende d'origine : Testament politique, 25 janvier 1944, p. 4

Le texte comprend à la fois des réflexions somme toute intéressantes sur la nécessaire réconciliation des Flamands et des Wallons dans une Belgique délivrée (assortie au préalable d’un redressement drastique des griefs linguistiques et culturels des premiers) ainsi que sur la réforme de l’Etat et de la législation sociale ou économique. Mais il pèche sur plusieurs points par quelques belles « gaffes » psychologiques, compte tenu du moment où il doit être rendu public. Aucun hommage n’est rendu à la résistance. Aucune marque de gratitude n’est accordée aux Alliés anglo-américains. Pire : Léopold III « exige » de leur part le rétablissement de la Belgique dans sa pleine indépendance nationale, ce qui revient à rétablir le Royaume dans son statut d’avant-guerre… et à abolir les traités internationaux conclus dans l’intervalle par le gouvernement Pierlot. Cerise sur le gâteau : le paragraphe 7 de ce qui entrera dans l’histoire comme « le Testament royal » ou « le Testament de Léopold III » réclame une « réparation nécessaire » des reproches formulés autour du 28 mai 1940, lors de la capitulation, « contre la conduite de notre Armée et les actes de son chef ». En effet, selon l’auteur, « Le prestige de la Couronne et l’honneur du pays s’opposaient à ce que les auteurs de ces discours exercent encore quelque autorité que ce soit en Belgique libérée » …à moins de reconnaître « leur erreur » et de demander pardon…On devine la réaction des « Londoniens »  lorsqu’en juillet 1944 ils apprennent l’existence de ce texte par bribes et par morceaux grâce à différents contacts bien placés en Belgique : ils décident unanimement de ne pas en tenir compte et de « voir venir ». 

Un document occulté

Nonobstant les réticences formulées à son encontre, Léopold III décide de ne plus apporter de retouches au « Testament royal ». Trois copies sont concoctées et remises sous pli scellé au comte Cornet de Ways-Ruart, Grand Maréchal de la Cour, ainsi qu’au baron Frédéricq, chef de cabinet du Roi et au comte Capelle. Emmené en Allemagne par les nazis, Léopold III réussit à faire savoir fin août ’44 à son Grand Maréchal de la Cour que ses instructions sont toujours valides et … inchangées.

Le gouvernement Pierlot rentre dans un Bruxelles libéré le 8 septembre. Le lendemain, en fin de soirée, Hubert Pierlot reçoit des mains du Procureur général Léon Cornil et du Premier président de la Cour de Cassation Joseph Jamar un exemplaire du document. Consterné à sa lecture, il s’empresse d’avertir Paul-Henri Spaak et les deux hommes décident dans la nuit du 9 au 10 septembre de ne pas le porter à la connaissance du public mais, comme ils sont autorisés à le faire par les deux illustres juristes, de soumettre le paragraphe 7 (« La réparation nécessaire ») à leurs collègues ministres le lendemain. Ici encore leur réaction est unanime : pas question de faire amende honorable, et donc pas question de publier le document. Deux autres exemplaires circulent, ce qu’ignore le Premier ministre. Le 26 septembre 1944, Cornil et Jamar en remettent une copie au prince Charles, tout récent Régent de Belgique tandis que dans l’intervalle le Grand Maréchal de la Cour fait de même avec un troisième document, ce dernier étant déposé entre les mains du maréchal Montgomery…qui s’empresse de le transmettre à Winston Churchill. Tous sont édifiés…et tous décident de ne pas le porter à la connaissance du pays ni du monde parlementaire : la guerre continue et l’union nationale reste de mise. 

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Institution : APR/Archives d'Etat
Collection : Archives Argenteuil 77
Légende d'origine : Testament politique, 25 janvier 1944, p. 9
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Institution : APR/Archives d'Etat
Collection : Archives Argenteuil 77
Légende d'origine : Testament politique, 25 janvier 1944, p. 10

Ce n’est que le 24 juillet 1945 que Paul-Henri Spaak, dans un discours à la Chambre, en donne partiellement connaissance. Encore ne s’agit-il que du fameux paragraphe 7, attentatoire à la dignité du seul « gouvernement de Londres » … En fait, l’ensemble du texte n’est rendu public qu’en 1949, alors que la « Question royale » s’emballe. Ce n’est alors qu’un sujet à polémiques parmi d’autres… Le temps a fait son œuvre. Le « Testament politique » reste le reflet de la pensée et de la psychologie d’un monarque qui n’a « rien n’appris ni rien oublié ». 

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Institution : Cegesoma
Collection : RTBF
Légende d'origine : Retour du gouvernement belge, 8 septembre 1944

Bibliografie

Jan VELAERS – Herman Van Goethem…Léopold III. De Koning, het Land, de Oorlog, Tielt, Lannoo, 2001.

Jean STENGERS, Léopold III et le gouvernement. Les deux politiques belges de 1940, Paris-Gembloux, Duculot, 1980.

Hervé HASQUIN, Léopold III de Belgique. Le roi de l’aveuglement (1934-1945), Mons, 2023.

Pour citer cette page
25 janvier 1944 : un «Testament royal» à ne pas mettre entre toutes les mains
Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)
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