Le 12 octobre 1944, le ministre des Finances Camille Gutt (1884-1971) prononce un discours radiophonique dans lequel il explique l'opération de change monétaire à grande échelle et fondamentale qui a débuté le 9 octobre. Entre le 9 et le 12 octobre, la population doit échanger ses francs belges contre une somme limitée de nouveaux billets, le reste étant bloqué et ne pouvant être libéré qu'au compte-gouttes.
Cette opération monétaire de grande ampleur restera dans l'histoire sous le nom d'« opération Gutt », du nom du ministre des Finances Camille Gutt qui en assume la responsabilité politique. Un important travail préparatoire a été effectué par la Banque nationale, qui est également chargée de la mise en œuvre, avec les banques, les bureaux de poste et le ministère des Finances. Cette vaste opération ne satisfait pas tout le monde et suscite des protestations. Certaines exceptions et les mesures fiscales qui y sont liées sont une source de controverses.
Assainissement monétaire
Pendant l'occupation, la masse monétaire et les prix ont fortement augmenté. La masse monétaire est passée de 50,5 milliards de francs belges en mai 1940 à 164,6 milliards de francs belges le 6 octobre 1944. Cette masse monétaire ne correspond à aucune offre équivalente en matière d'offres de biens : l'économie de l'occupation est une économie de pénurie. Sur le plan alimentaire, elle est particulièrement criante et quasi permanente. Il en résulte une hausse spectaculaire des prix, surtout sur le marché noir : par rapport au début de l'occupation, les prix sont 18 fois plus élevés en novembre 1943. Sur le marché noir, ceux et celles qui ont de l'argent peuvent acheter beaucoup de choses. En partie à cause des prix officiels bas (les prix sont bloqués et réglementés), le marché noir prend son essor et devient une véritable institution, qui peut enrichir en peu de temps les trafiquants professionnels, appelés « contrebandiers », ou « smokkelaars » en néerlandais. Le franc perd de sa valeur, ce qui est officialisé en mai 1944 par une réévaluation de la valeur du franc belge par rapport à l'or, soit en fait une dévaluation de plus de 30 % par rapport à la période d'avant-guerre.
Une importante quantité d'argent devrait, selon les attentes, entraîner des problèmes économiques et monétaires après la libération. En effet, les déficits de toutes sortes ne disparaîtront pas du jour au lendemain. De plus, la demande augmente en raison de la présence de nombreux soldats alliés sur le sol belge. Ils participent à l'offensive de libération de l'Europe occidentale qui se poursuit après septembre 1944.
L'opération Gutt vise à limiter la quantité d'argent en circulation afin de lutter contre la détérioration de la déstabilisation économique. Elle poursuit également un objectif fiscal : elle permet de taxer plus facilement les profits élevés générés durant la guerre par les trafiquants du marché noir, dont l'enrichissement est considéré comme choquant par beaucoup. L'opération Gutt comporte donc également un volet fiscal.
L'instabilité monétaire après la Première Guerre mondiale constitue un motif supplémentaire pour la mise en œuvre de cette opération : un assainissement monétaire rapide doit à tout prix éviter qu'une telle situation ne se reproduise.

Collection : Édition Londres
Légende Web : "Le Moniteur Belge", 5 septembre 1944, n° 22, p. 462.
Déposer l'argent

Légende d'origine : A l'occasion de la dévaluation de 25 % du franc belge, il est intéressant de montrer ces photos prises à l'intérieur des caves du Trésor Public, à la Banque Nationale de Belgique. Un chargement d'or de 32 millions de francs belges. [Actualit]
Concrètement, l'opération se déroule comme de la manière suivante. Tout le monde doit échanger son argent auprès des banques ou des bureaux de poste habilités à cet effet. Chaque membre de la famille recevra au maximum 2 000 francs belges en billets neufs. Le reste sera versé sur un compte bloqué. Les comptes existants seront également bloqués. Ce n'est qu'à la fin du mois d'octobre qu'un maximum de 3 000 francs par membre de la famille pourra être converti en billets. Des règles spécifiques s'appliquent aux entrepreneurs, par exemple pour pouvoir payer les salaires (qui sont encore versés en espèces).
Cette opération a pour conséquence une forte diminution de la masse monétaire en circulation, ce qui devrait réduire la pression inflationniste. Les avoirs sur les comptes sont convertis à 60 % en un emprunt d'État obligatoire qui ne devait initialement être remboursé qu'après 40 ans (soit en 1984) ; l'opération est finalement achevée en 1971. Les 40 % restants devaient être libérés plus tôt, mais de manière progressive. Les avoirs d'épargne, les titres, l'or et les devises sont soumis à une obligation de déclaration, de sorte que les titres deviennent nominatifs. Ce qui n'est pas déclaré ne peut plus être utilisé ou traité par la suite.
Les échappatoires
Même s'il a été bien pensé, le système n'est pas tout à fait infaillible. Ceux qui ont une famille nombreuse mais relativement peu d'argent peuvent conserver les avoirs d'autres personnes sous forme liquide. Les billets de vingt et cinquante francs échappent à la mesure, ils peuvent être échangés et même faire l'objet de spéculations.
Dès septembre 1944, la mesure est attendue : le Moniteur belge du 5 septembre publie des mesures provisoires en vue d'un assainissement monétaire. Pour des raisons techniques, notamment le manque de navires pour transporter les nouveaux billets imprimés à Londres, l'opération prend du retard. Entre-temps, ceux et celles qui disposent de beaucoup d'argent peuvent le convertir (en partie) en biens de valeur stable tels que des bijoux, des timbres, des montres, des œuvres d'art et des antiquités, des pianos... Les vélos, les vitres, les billets de train et de tramway et la nourriture servent également d'investissements alternatifs.

Collection : Le billet de banque belge
Légende Web : Billet de 20 francs. Année d'émission : 1927; année de retrait : 1950
Il existe toutefois quelques exceptions. Ainsi, la réglementation ne s'applique pas aux institutions publiques, dont font également partie les couvents, les églises et les organisations caritatives et culturelles. De cette manière, la mesure peut être contournée et davantage d'argent reste disponible pour les familles ou les entrepreneurs fortunés.

Collection : RTBF
Légende d'origine : Retour du gouvernement belge, 8 septembre 1944
En octobre 1945, le gouvernement Van Acker élabore un projet alternatif qui comprend trois volets : les bénéfices résultant de livraisons punissables à l'ennemi sont entièrement imposés, les bénéfices réalisés pendant la guerre sont lourdement imposés (minimum 70 %). Le dernier volet est un impôt sur le capital de 5 %. Les titres du Trésor bloqués dans le cadre de l'opération Gutt peuvent être utilisés pour payer l'impôt. L'assainissement monétaire et les mesures fiscales sont dès lors liés. Il existe une autre connexion : l'assainissement monétaire donne au gouvernement un aperçu des capacités financières, ce qui devrait rendre l'évasion fiscale plus difficile, mais qui est politiquement très sensible.
Il est clair que l'opération Gutt a un impact considérable, surtout pour les plus riches. Non seulement ils ne peuvent plus disposer librement de leur argent, mais l'État a une meilleure vue d'ensemble de leur patrimoine et peut donc le taxer. L'opération restera donc longtemps gravée dans la mémoire collective.
À l'époque, cette mesure suscite des protestations, non seulement dans la presse et au parlement, mais aussi dans la rue. À Bruxelles, par exemple, les commerçants et les organisations de classes moyennes manifestent contre l'opération en novembre 1944. La classe ouvrière, qui a vu son pouvoir d'achat fortement diminuer pendant la guerre, a moins de mal à l'accepter. La mesure la touche moins et compense l'enrichissement perçu comme injuste du fait du marché noir, dont les groupes à faibles revenus sont victimes.
Taxer les profiteurs et profiteuses de guerre
La deuxième phase de l'opération concerne le volet fiscal, qui vise à taxer l'enrichissement résultant de la guerre et à contribuer à l'assainissement des finances publiques fortement éprouvées par l'occupation. Le projet de loi présenté par Gutt à la Chambre des représentants en décembre 1944 prévoit un impôt sur les plus-values réalisées entre mai 1940 et octobre 1944. La mesure n'est pas bien accueillie ; la plupart des journaux s'y opposent. L'opposition au projet de Gutt au sein du Parlement, notamment de la part de la droite catholique, entraînera la chute du gouvernement Pierlot en février 1945.

Collection : SADO
Légende Web : Manifestation du 13 novembre 1944 en réaction au plan d'assainissement monétaire.
Bibliographie
Jean-François Crombois, Camille Gutt, les finances et la guerre, Gerpinnes : Quorum, 2000.
Herman Van der Wee & Monique Verbreyt, A Small Nation in the Turmoil of the Second World War: Money, Finance and Occupation (Belgium, Its Enemies, Its Friends, 1939-1945). Louvain : Leuven University Press, 2009.
Hélène Van Praag, "L'assainissement monétaire de la Belgique au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale", dans Revue de la Banque, mars 1996, pp. 61-126.
Simon Watteyne, Lever l'impôt en Belgique. Une histoire de combats politiques (1830-1962), Bruxelles : CRISP, 2023.