Théophile (dit « Albert ») Dargent
Né à Flémalle-Haute (province de Liège) au sein d’une famille de la petite bourgeoisie catholique, Théophile Dargent, mieux connu sous son autre prénom Albert, suit un parcours assez atypique parmi les cadres supérieurs de la « collaboration » wallonne. Après avoir terminé ses humanités au collège Saint-Servais à Liège, il entre en 1917 au service comptabilité des usines John Cockerill, dans le bassin industriel de Seraing. Quelques années plus tard, en 1926, il se dirige vers une carrière coloniale. Il débute en tant que comptable dans une société à Léopoldville (Congo belge), avant de devenir administrateur d’une société commerciale à Brazzaville (Afrique équatoriale française). Dans cette colonie française, à partir des années 1930, il dirige pendant une dizaine d’années une plantation de caféiers. Il revient définitivement en Belgique en 1939, à la veille de la déclaration de guerre. C’est à cette époque qu’il adhère à Rex, estimant avoir été victime d’intrigues sournoises de la franc-maçonnerie lors de son séjour en Afrique.
Une belle ascension politique
Profitant du contexte agité de l’été 1940, Albert Dargent devient secrétaire de l’Assistance publique de Flémalle-Grande en juillet, tout en affichant de plus en plus ouvertement ses idées d’Ordre nouveau. Quelques mois plus tard, en février 1941, il devient « Inspecteur de district » pour Rex. Considéré comme un militant fiable par les instances de Bruxelles, il parvient à se hisser au maïorat de la commune de Flémalle-Grande dès septembre 1941, avec le soutien du Secrétaire-général de l’Intérieur, Gérard Romsée. L’année suivante, au début de l’automne, sa carrière connait un spectaculaire bon en avant avec l’instauration du « Grand-Liège », à l’initiative du même Romsée et de la Militärverwaltung. La nouvelle entité communale, constituée officiellement par arrêté du 25 octobre 1942, a absorbé en son sein pas moins de 29 localités (ou parties de localités) proches de la « Cité ardente », dont Flémalle-Grande. Dans cette configuration résolument d’« Ordre nouveau » mise sur les rails à partir du 9 novembre 1942, la fonction de bourgmestre est originellement dévolue à l’avocat Gérard Willems, un rexiste de vieille souche, tandis qu’Albert Dargent n’est « que » Premier échevin et échevin du Ravitaillement. Mais Willems, peu assuré de son bon droit et menacé de surcroît par la résistance locale, perd très vite le contrôle et n’assume sa charge que du 13 au 18 novembre, avant de se retrouver dans un institut psychiatrique. Le pouvoir tombe de facto entre les mains du Premier échevin Dargent, qui devient pendant plusieurs mois bourgmestre suppléant avant de devenir enfin bourgmestre en titre à la date du 9 mars 1943.
Des autorités locales de plus en plus répressives et une opposition grandissante
Si le nouveau bourgmestre n’innove pas vraiment en ce qui concerne la persécution antisémite (son prédécesseur socialiste Joseph Bologne s’était longtemps montré très accommodant en la matière…), il déploie toute son énergie pour maintenir l’ordre dans la commune, au profit premier de l’occupant. Sur ses directives, la police liégeoise commence à surveiller et à protéger les bâtiments qui ne font pas partie des propriétés de la ville, notamment les locaux de l’Office National du Travail (responsable du Travail Obligatoire dans le Reich), la centrale électrique de Droixhe, les bureaux du quotidien collaborateur La Légia, mais aussi des foyers de nazis, comme la Frontbuchhandlung (la librairie allemande) située sur le boulevard de la Sauvenière. En outre, les maisons des rexistes ou des ressortissants du Reich victimes d’attentats ou de menaces font l’objet d’une surveillance particulière. Les autorités d’occupation, dirigées par la Sipo-SD, auraient certes souhaité davantage en la matière, mais Dargent n’a pas particulièrement de chance à ce niveau. Si le budget en faveur des forces de l’ordre augmente effectivement (66 millions de francs belges en 1944 contre 46 millions en 1943), les effectifs policiers (qui auraient dû atteindre 1700 membres en 1944 contre 1000 en 1943) peinent à décoller véritablement : la profession n’est pas attrayante, malgré des appels au recrutement de plus en plus séduisants. Par conséquent, il faut faire appel à des policiers suppléants peu fiables. De plus, le commissaire principal, Joseph Schöner, quoique rallié depuis peu au rexisme, est très prudent et réticent à l’égard de la collaboration excessive. Son adjoint, le commissaire principal adjoint Maurice Joba, âgé d’une trentaine d’années et fervent partisan de l’Ordre nouveau, promet beaucoup… Mais il est abattu par la résistance le 9 novembre 1943. Dans l’intervalle, Dargent soutient l’implantation d’une antenne locale du « Département Sécurité et Information (DSI) » de Rex à Liège afin de provoquer l’aile modérée de l’opposition. L’opération est rondement menée et, à l’été 1943, une « Brigade D » du « DSI » voit ainsi le jour. Confiée à Jean Pirmolin, un ancien légionnaire wallon ayant fait ses armes sur le Front de l’Est, elle entre en action pour la première fois en juillet-août 1943. Elle est à l’origine de l’assassinat de deux francs-maçons notoires de la région, Désiré Horrent et Henri Boinem. Cependant, l’opération débouche sur une enquête judiciaire rondement menée qui aboutit à la dissolution de la Brigade D du DSI. Dans les faits, Dargent se retrouve de plus en plus isolé. Seule l’aile la plus radicale de la collaboration le soutient encore.
La chute de Dargent
Des menaces pèsent sur lui. Le 10 mai 1944, deux jeunes membres des « Partisans Armés » commettent un attentat à la bombe dans la salle du collège des bourgmestre et échevins de l’hôtel de ville. La salle est gravement endommagée, les vitres du bâtiment sont pulvérisées, mais l’équipe scabinale, alertée par le tic-tac de la minuterie, a eu le temps de s’enfuir avant que l’explosion ne se produise. Cependant, le climat de peur est bel et bien présent.
Dargent et sa famille parviennent à s’enfuir vers l’Allemagne au début de septembre 1944. Il se remet à intriguer. Fin décembre 1944, il rejoint un vague « Comité de Libération » formé laborieusement par l’état-major politique du Rex. Ils sont persuadés que la reconquête de la Belgique est imminente, suivant les armées de von Rundstedt. Dargent espère devenir le ministre des Finances d’un Degrelle victorieux, réinstallé par les nazis à Bruxelles. Mais à l’écroulement du Reich, Dargent rentre en Belgique où il se constitue prisonnier le 2 mai 1945.
Après jugement, il est condamné à mort et fusillé le 8 février 1946 au Fort de Liers.
Bibliographie
Eddy De Bruyne, Encyclopédie de l’occupation, de la Collaboration et de l’Ordre nouveau en Belgique francophone (1940-1945), La Roche en Ardenne, Segnia, 2016.
Eddy De Bruyne, Le Grand-Liège (octobre 1942-septembre 1944), dans Entre collaboration et kollaboration. Particularismes, reflets et aspects en région liégeoise et ailleurs, Liège, Les Editions de la Province de Liège, 2017, pp. 35-47,
Cedric VRANKEN, La police communale de Liège pendant la Seconde Guerre mondiale, Liège, Université de Liège, Master en histoire, 2013-2014.
Elise Rezsöhazy, Dimitri Roden, Stanislas Horvat et Dirk Luyten, Les 242 dernières exécutions en Belgique. Les séquelles de la collaboration (1944-1958), Bruxelles, Racine, 2024.