La vie des Belges pendant les années de guerre est essentiellement consacrée à trouver de quoi manger. L'invasion allemande est à l'origine d'un énorme problème de ravitaillement. Tous les aliments essentiels sont rationnés, mais les rations officielles ne comptent en moyenne que 1.380 kilocalories/jour. Très vite, la population cherche à compléter ces maigres rations en obtenant des produits au marché 'noir'. On peut tout y acheter, mais à des prix excessifs. Production et vente clandestine de denrées, vol, non-observance des prix officiels, falsification des timbres de rationnement : tout s'y pratique. La Corporation Nationale de l'Agriculture et de l'Alimentation (CNAA), qui doit gérer l'approvisionnement alimentaire, a toutes les peines du monde à mettre un terme à ces infractions. Mais pourquoi ?
Archives de la série Inédits, 19/11/2003, RTBF
Le contrôleur : un ennemi dans le combat pour le pain quotidien
Juin 1943. Georges, un contrôleur, effectue une inspection dans la gare de Bastogne Sud dans la province du Luxembourg. Sophie refuse d'ouvrir son sac à commissions. Elle traite le contrôleur de boche et de gangster. Elle hurle, lui dit que sa place est en Allemagne, qu'elle lui réglera son compte après la guerre. Sophie pense en effet qu'il veut simplement confisquer les marchandises et les garder pour lui. Elle tente de fuir, bouscule Georges et le renverse.
Les plaintes pour agression de contrôleurs du ravitaillement sont fréquentes. La CNAA, organisme propre à l'Ordre nouveau, n'a pas la légitimité nécessaire auprès de la population. Le niveau fort bas des prix consentis aux producteurs, et la rumeur selon laquelle la production officielle profite à l'ennemi rendent les contrôleurs plus impopulaires encore. Pour comble, la CNAA n'est pas capable d'organiser le ravitaillement de manière efficace. Elle inonde les producteurs et les consommateurs d'un déluge de règles complexes.
Georges dépose plainte au parquet. Sophie admet les faits dans leur quasi-totalité, mais n'est punie que d'une amende de 140 francs. À ce moment, le salaire hebdomadaire moyen d'un ouvrier qualifié est de 300 francs environ. Pourquoi la justice belge ne punit-elle pas beaucoup plus sévèrement les injures, menaces et coups portés à un contrôleur ?

Collection : Sipho
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : Celui-ci n'a pas la conscience tranquille semble-t-il... pour cette fois-ci il échappera aux rigueurs de la justice.
Légende Web : Contrôle policier à Bruxelles pour lutter contre le marché noir. De nombreux règlements sont édités pour contrer ce marché parallèle. Prise par l’agence Sipho, agence agréée par l’occupant, cette photographie sert la propagande allemande. Elle est censée mettre en garde les citoyens qui veulent recourir au marché noir
La juridiction administrative
Octobre 1942. Karel veut vendre six lapereaux au marché de Lierre, au prix de 30 francs belges par lapin. Deux contrôleurs l'interpellent et confisquent sa marchandise. Selon eux, les lapereaux n'ont pas plus de sept semaines et pèsent chacun moins d'un kilo. Comme le prix officiel est de 13,50 francs le kilo, l'infraction est flagrante. Les contrôleurs dressent procès-verbal et transmettent le dossier à un tout nouvel organe, la juridiction administrative.
Aux yeux de l'occupant, la justice belge ne combat pas le marché noir avec assez d'efficacité. Aussi crée-t-il une juridiction administrative pour garantir une répression rapide des atteintes aux règles en matière de ravitaillement. Les secrétaires généraux, mis sous pression, promulguent le 15 février 1941 l'arrêté qui transfère les compétences pénales en cette matière aux autorités administratives. Désormais les bourgmestres, commissaires d'arrondissement, gouverneurs de province et certains fonctionnaires peuvent prononcer des sanctions administratives et notamment imposer des amendes (réduites), des confiscations, ordonner des interdictions professionnelles ou faire fermer une entreprise
La réaction indignée des magistrats belges
La juridiction administrative enfreint la séparation des pouvoirs, car elle confère des compétences juridictionnelles à des membres du pouvoir exécutif. Un conflit ouvert se déclenche. La justice sabote le fonctionnement de la juridiction administrative en prononçant systématiquement, en appel, des peines minimales. En guise de représailles, l'occupant supprime en août 1941 la possibilité de faire appel auprès d'un tribunal. La Cour de Cassation réagit à son tour en déclarant, en mars 1942, que la juridiction administrative est inconstitutionnelle.
Quelques mois plus tard, les Allemands mettent la magistrature sous forte pression pour qu'elle accepte une nouvelle ordonnance. Il est dorénavant interdit de vérifier la légalité des arrêtés pris par les secrétaires généraux. L'occupant menace de charger les tribunaux militaires de réprimer les infractions aux prescriptions en matière de ravitaillement, au risque que soient prononcées des peines bien plus sévères, allant même jusqu'à la peine de mort.
De sorte que la justice belge doit finalement rendre les armes et accepter l'ordonnance. En juin 1942, une adaptation du texte original permet toutefois à la juridiction administrative de renvoyer au tribunal certains dossiers plus graves. C'est aussi le cas si 'le contrevenant' demande lui-même le transfert dans les cinq jours. Ce que fait Karel ...
La justice s'en lave les mains
La juridiction administrative propose, pour l'infraction qu'a commise Johannes, une amende de 150 francs et la confiscation des biens saisis. Mais Johannes demande, dans les cinq jours, que son dossier soit traité par un 'tribunal ordinaire'. Sur quoi le parquet classe l'affaire sans suite, ce qui n'a rien d'étonnant. La justice accepte mal le maintien de la juridiction administrative et adopte une attitude passive pour ce qui est de la répression des infractions aux règles en matière de ravitaillement.
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Collection : Archives du parquet au tribunal de première instance à Malines (1795- 1969)
Droits d'auteur : AGR
Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Dans cette lettre du 28 février 1943 adressée au Procureur Général, une personne jugée pour fraude demande que son affaire soit jugée par un tribunal ordinaire et non par une juridiction administrative. Mises sur pied en 1941 pour juger plus sévèrement le marché noir, les juridictions administratives ne sont que très peu efficaces.

Collection : Sipho
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : "Sur toutes les routes dans la Flandre la récolte des pommes de terre bat son plein. Il est exercé sur ces routes un contrôle sévère, pour éviter que les quantités destinées au ravitaillement ne passent au marché noir. Un de ces postes de contrôle. Op al de wegen in Vlaanderen, is het uitdoen der aardappelen in volle gang. Op deze banen wordt een streng toezicht gehouden; om te voorkomen dat de hoeveelheden bestemd voor de bevoorrading, op de Zwarte markt komen. Een van deze toezichtposten. [10/7/1943] [Frei gegeben durch zensur]"
Légende Web : Contrôle des récoltes de pommes de terre par des agents de la Corporation nationale de l’Agriculture et de l’Alimentation (CNAA) en juillet 1943. Ce nouvel organisme est créé pour organiser et contrôler le ravitaillement. Inspirée par l’ordre nouveau, l’institution est très peu appréciée par les paysans.

Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : F.N.H.B. —N.V.B.H. 250 gr. Pommes de terre - Aardappelen
Légende Web : Timbres de ravitaillement distribués à la population. Durant le conflit, tous les aliments sont rationnés. En moyenne, une ration officielle compte 1380 calories par jour. Insuffisante, ces rations sont souvent complétée par les denrées achetées au prix fort au marché noir.

Droits d'auteur : Droits réservés
Légende d'origine : Une jeune femme achète du pain au marché noir
Légende Web : De nombreux Bruxellois se rendent à la rue des radis pour acheter des denrées au marché noir. On y trouve de tout à condition de pouvoir mettre le prix.

Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Marché noir.
Légende Web : Vente de pain au marché noir à la rue des radis à Bruxelles en 1943. De nombreux Bruxellois se rendent à la rue des radis pour acheter des denrées au marché noir. On y trouve de tout à condition de pouvoir mettre le prix.

Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Affiche annonçant la distribution des timbres de ravitaillement à Bouillon en mars 1940. Le strict rationnement des denrées entraine le développement d’un marché noir important.

Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Affiche de la province d’Anvers informant de l’augmentation des peines pour les délits liés au marché noir.

Collection : Sipho
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : Oeuvre du Secours d'Hiver pour la population sinistrée d'Anvers
Légende Web : Distribution de soupe à Anvers par le Secours d’Hiver. Cette institution caritative aide les personnes dans le besoin. Son nom, identique à celui de son homologue allemand, lui vaut initialement quelques critiques mais l’institution fait rapidement preuve d’efficacité et devient indispensable pour de nombreux Belges.

Collection : Sipho
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : Oeuvre du Secours d'Hiver pour la population sinistrée d'Anvers
Légende Web : Distribution de repas à Anvers par le Secours d’Hiver. Se nourrir correctement devient difficile en temps de guerre et beaucoup de Belges souffrent de la faim. Le marché noir est seulement accessible à une frange aisée de la population. Créé dès octobre 1940, le Secours d’Hiver apporte réconfort moral et matériel aux Belges.

Collection : Sipho
Droits d'auteur : CegeSoma
Légende d'origine : Oeuvres du Secours d'Hiver pour les habitants sinistrés d'Anvers.Krachtige Winterhulpsoep.
Légende Web : Distribution de soupe à Anvers par le Secours d’Hiver. Cette institution caritative aide les personnes dans le besoin. Son nom, identique à celui de son homologue allemand, lui vaut initialement quelques critiques mais l’institution fait rapidement preuve d’efficacité et devient indispensable pour de nombreux Belges.

Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Affiche de propagande contre le marché noir. Les autorités tentent de lutter contre le marché noir qui met en péril le dirigisme économique voulu par l’occupant et les partis d’ordre nouveau. Malgré cette propagande, le marché noir reste très populaire car il est, si on dispose de moyens suffisants, la seule manière de s’approvisionner correctement.
Après la libération ... la faim persiste
22 mai 1945. À Saint-Hubert, dans la province de Luxembourg, plus de 200 manifestants descendent dans la rue. La plupart sont des prisonniers politiques et des prisonniers de guerre revenus de captivité. Malgré la Libération, il est toujours difficile de trouver à se nourrir. Beaucoup de produits demeurent rares et même sans la CNAA, la production alimentaire et le rationnement sont soumis à un contrôle serré. Pendant la guerre, l'opinion publique rendait les Allemands responsables des pénuries. Maintenant que l'Occupant est parti et que la pénurie subsiste, la déception est grande.

Collection : Tribunal de Première instance de Neufchâteau, Tribunal correctionnel
Droits d'auteur : AGR
Légende d'origine : Non légendée
Légende Web : Lettre en date du 9 juin 1945 du Procureur général de Liège au Procureur du Roi de Neufchâteau demandant un compte-rendu des incidents liés au ravitaillement. Après le conflit, le trafic et le marché noir se poursuivent car les denrées restent rationnées.
Plusieurs manifestants se rendent dans les bureaux du service local de ravitaillement et exigent que le personnel démissionne. Il s'agit surtout, à leurs yeux, des agents déjà en service pendant la guerre, qui ont pu continuer à travailler après la Libération. Ils les contraignent à quitter le bâtiment et usent de violence à l'encontre de deux jeunes femmes qui s'y refusent. En définitive, des gendarmes raccompagnent les membres du personnel, en toute sécurité, jusqu'à leur domicile. Le marché de Saint-Hubert est lui aussi interrompu le même jour vers 11 heures par des manifestants qui laissent s'échapper le bétail.
Fait troublant : les gendarmes présents ne font pas grand-chose pour contrôler la situation. Dix manifestants sont arrêtés et comparaissent devant le tribunal correctionnel. Trois d'entre eux sont remis en liberté. Les sept autres ne se voient infliger qu'une amende de 182 francs. On punit donc, effectivement, les victimes de guerre rentrées au pays mais on ne stigmatise pas vraiment leur comportement. Peut-être les juges ne souhaitent-ils pas heurter de front ces victimes, et peuvent-ils, jusqu'à un certain point, se montrer compréhensifs ? Cela fait si longtemps qu'ils ont faim ...
La CNAA est dépourvue de la légitimité nécessaire pour gérer convenablement le ravitaillement, que ce soit après de la population ou auprès de la justice belge. Il en va de même du système de la juridiction administrative. C'est la raison pour laquelle, au cours de la Deuxième Guerre mondiale, l'approvisionnement alimentaire est source de difficultés, comme d'ailleurs la répression des infractions en la matière. La déception est grande quand la Libération ne met pas rapidement fin au combat pour le pain quotidien.
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