Belgique en guerre / Articles

Décret Nacht und Nebel (le)

Thème - Justice

Auteur : Roden Dimitri (Institution : Cegesma/Archives de l'Etat - UGent)

Pour citer cette page

L’invasion de l’Union soviétique le 22 juin 1941 entraîne en Europe occidentale une intensification de la résistance armée. Les communistes ne sont plus liés par le traité germano-soviétique de non-agression en 1939 et prennent les armes. Du côté allemand, on prend rapidement conscience que les procédures judiciaires existantes devant les tribunaux militaires allemands ne suffisent plus à maintenir la sécurité publique.

Non seulement la durée de l’instruction exaspère Hitler, mais le Führer estime également que les procès contre les résistant·e·s durent trop longtemps et que les peines prononcées sont généralement trop clémentes. Dans le but de briser et de décourager la résistance en Europe occidentale de manière plus efficace, le feldmarschall Wilhelm Keitel promulgue le 7 décembre 1941, sur ordre d’Hitler, le fameux décret Nacht und Nebel (aussi appelé « décret NN »).

 

Une nouvelle arme pour lutter contre la résistance

Le décret NN stipule que, dans les territoires occupés, les tribunaux militaires allemands ne peuvent poursuivre les résistant·e·s non allemand·e·s pour des faits graves de résistance que si les faits sont suffisamment établis et si les personnes mises en cause peuvent être rapidement condamnées à mort et exécutées. Concrètement, Berlin attend des tribunaux militaires qu’ils prononcent systématiquement la peine de mort dans les affaires de sabotage, d’espionnage, de port d’armes prohibées, d’attaques armées contre des personnes, d’« activités communistes » ou du concept vague d’« aide à l’ennemi ».

Pour les femmes, une règle plus particulière s’applique : dans les territoires occupés, elles ne peuvent être condamnées à la peine de mort que pour meurtre ou pour appartenance à un groupe de résistance armée. Cette exception vise à éviter que les femmes condamnées à mort deviennent des martyrs, à l’instar d’Edith Cavell, infirmière britannique exécutée pendant la Première Guerre mondiale.

Pour les affaires où les tribunaux militaires ne peuvent prononcer immédiatement la peine de mort, le décret NN prévoit que les tribunaux militaires doivent, en principe, transmettre ces dossiers aux juridictions du Reich. En pratique, à partir de janvier 1942, c’est le Militärbefehlshaber von Falkenhausen qui, en tant qu’autorité judiciaire suprême en Belgique occupée et dans le Nord de la France, décide si une affaire sera ou non traitée sur le territoire occupé.

ph-05.jpg
Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Esterwegen, vue des baraques 4, 5 et 6

Von Falkenhausen hésite à appliquer le décret NN

von-falkenhausen-siphi.jpg
Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Alexander von Falkenhausen, Général de la Wehrmacht

Le général von Falkenhausen considère le décret Nacht und Nebel comme une atteinte à ses compétences juridiques. Ce qui le dérange particulièrement, c’est que les tribunaux militaires dans les territoires occupés ne peuvent désormais traiter des affaires graves que si les personnes mises en cause risquent effectivement la peine de mort.

Dans une tentative de soulager ses tribunaux militaires, von Falkenhausen utilise le décret NN pour déporter vers le Reich des personnes qui auraient parfaitement pu être jugées sur le territoire occupé. Le 17 mars 1942, Wilhelm Keitel, chef de l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW), exprime son mécontentement face à cette situation. Il reproche ouvertement à von Falkenhausen que les tribunaux militaires de son ressort n’appliquent pas pleinement le décret NN. Keitel est en outre contrarié par l’argument invoqué par le Militärbefehlshaber selon lequel le lieu d’exécution à Beverlo n’est pas adapté pour exécuter les condamnations à mort prévues en grand nombre dans les territoires occupés. En mai 1942, Rudolf Lehmann, chef du service juridique de l’OKW, lui rappelle une nouvelle fois les grandes lignes du décret.

Après la guerre, von Falkenhausen déclare devant le tribunal militaire belge qu’il a réduit le nombre de déportations NN dès qu’il a appris que les prisonnier·ère·s acquitté·e·s restaient détenu·e·s en Allemagne après leur procès. En réalité, le Militärbefehlshaber a rapidement compris que les tribunaux civils du Reich ne pouvaient pas traiter l’afflux massif d’affaires NN. Le traitement de ces dossiers prenait souvent des mois, surtout lorsqu’ils étaient examinés en Allemagne. Une grande partie des Belge·s déporté·e·s en tant que NN n’ont même jamais comparus devant un tribunal.

En déportant plus rapidement les résistant·e·s comme NN, von Falkenhausen les a en fait protégés d’une exécution rapide en territoire occupé. Pour cette même raison, des avocat·e·s belge·s, comme Frédéric Eickhoff, insistaient souvent auprès de l’occupant pour que les résistant·e·s ne soient pas jugé·e·s en Belgique, mais envoyé·e·s en Allemagne comme NN. Les avocat·e·s savaient en effet qu’il aurait souvent fallu un à deux ans avant qu’un·e prévenu·e comparaisse réellement devant un tribunal dans le Reich. Ils espéraient ainsi que la guerre serait terminée d’ici là.

Déportation des prisonnier·ère·s belges NN vers le Reich

La déportation des personnes suspectées NN belges s’effectue en petits groupes ou par convois. À leur arrivée dans le Reich, les prisonnier·ère·s sont conduit·e·s dans le plus grand secret vers un établissement pénitentiaire, où ils·elles sont complètement isolé·e·s du monde extérieur en attendant leur procès. Les familles qui demandent des nouvelles de leurs proches dans les territoires occupés se voient répondre uniquement que ces personnes ont été arrêtées et qu’aucune information complémentaire ne sera communiquée. De plus, les prisonnier·ère·s NN ne peuvent ni écrire de lettres ni recevoir de visites, afin de maintenir l’incertitude sur leur sort. Ce secret absolu est respecté même après la mort d’un·e prisonnier·ère NN. Le ministère allemand de la Justice publie des directives qui prévoient non seulement de retenir les dernières lettres des personnes exécutées, mais également d’enterrer anonymement les corps sans en informer la famille.

Pour le traitement des affaires NN, les nazis comptent avant tout sur les tribunaux civils d’exception du Reich. En règle générale, les prisonnier·ère·s sont également incarcéré·e·s à proximité du tribunal en question. Dans une première phase de la procédure NN, le Sondergericht (« tribunal d’exception ») d’Essen est chargé de traiter les affaires provenant de Belgique et du Nord de la France. Par conséquent, dès février 1942, les personnes suspectées de NN sont envoyées dans les prisons voisines d’Essen, Bochum et Wuppertal. En août de la même année, l’OKW décide de transférer tous·tes les prisonnier·ère·s NN déjà condamné·e·s vers d’autres établissements pénitentiaires : la maison disciplinaire de Sonnenburg pour les hommes et la prison de Lübeck-Lauerhof pour les femmes. Certain·e·s d’entre eux·elles, dont une série de femmes dont la peine de mort n’est pas exécutée, sont envoyé·e·s dans les établissements pénitentiaires de Cottbus et Jauer.

À partir du printemps 1943, au moment où les bombardements alliés sur la Ruhr industrielle s’intensifient, les prisonnier·ère·s encore non condamné·e·s sont évacué·e·s de la région. Les détenus NN en attente de procès sont transférés vers le camp d’Esterwegen, tandis que les femmes sont d’abord détenues à Zweibrücken. Parallèlement, les prisons d’Essen et Bochum continuent de servir de centre de transit pour de nouveaux NN, généralement en attendant leur transfert vers Esterwegen.

arthur_haulot_dachau_arolsen_archives.jpg
Institution : Arolsen Archives
Légende d'origine : Carte d’enregistrement d’Arthur Haulot détenu au camp de concentration de Dachau
Légende Web : De initialen “NN” geven aan dat hij geregistreerd staat als “Nacht und Nebel-gevangene”.

En mars 1944, le Sondergericht d’Oppeln reprend du tribunal d’exception d’Essen les compétences en matière d’affaires NN provenant de Belgique et du Nord de la France. À la suite de cette décision, les femmes suspectées NN sont désormais détenues à Kreuzberg, puis également à Gross-Strehlitz. Dans ce dernier établissement pénitentiaire arrivent aussi la plupart des Belge·s détenu·e·s à Esterwegen, ainsi que les nouvelles personnes NN déporté·e·s directement depuis la Belgique vers Gross-Strehlitz. Une minorité des Belge·s détenu·e·s à Esterwegen suit un autre parcours et est envoyée dans les établissements pénitentiaires de Blechhammer, Untermassfeld et Bayreuth.

Intervention de la SS

La délivrance
Institution : CegeSoma
Collection : Belgian War Press
Légende d'origine : La délivrance s.d.
Légende Web : Journal clandestin "La délivrance" dont la principale rédactrice, Marguerite Bervoets, est déportée NN et condamnée à mort.

Une grande partie des prisonnier·ère·s NN ne comparaîtra pourtant jamais devant un tribunal, notamment parce que la Schutzstaffel (SS) se mêle dès le départ à la procédure NN. Dès février 1942, l’amiral Canaris, chef de l’Abwehr, le service de renseignement allemand, informe ses services qu’ils doivent signaler chaque déportation NN au Reichssicherheitshauptamt (RSHA). Ce dernier, une administration de la SS notamment responsable de la sécurité intérieure en Allemagne nazie, désigne ensuite un service de police en fonction du lieu de détention qui est chargé de suivre le dossier NN. Quelques mois plus tard, en août 1942, le RSHA permet que les prisonnier·ère·s NN qui, pour une raison ou une autre, ne peuvent pas être présenté·e·s devant un tribunal d’exception, soient interné·e·s par mesure de sécurité dans un camp de concentration tant que dure la guerre. Par conséquent, au cours de l’année 1944, de nombreux prisonnier·ère·s NN belge·s sont transféré·e·s depuis Esterwegen vers le camp de concentration de Sachsenhausen, où les conditions de vie sont nettement plus difficiles que dans les établissements pénitentiaires allemands.

En octobre 1942, les nazis décident de remettre à la SS tous·tes les suspect·e·s NN pour lesquels il n’existe pas suffisamment de preuves, qui ont été acquitté·e·s par les tribunaux d’exception ou qui n’ont été condamné·e·s qu’à de courtes peines de détention. En les internant dans un camp de concentration, les nazis entendent éviter que leur retour n’affaiblisse l’effet dissuasif de la procédure NN.

À partir de septembre 1944, la Wehrmacht accepte enfin le transfert de tous les prisonnier·ère·s NN à la SS. On transfert alors toutes les personnes suspectées NN vers les camps de concentration. La procédure NN s’achève formellement et cesse d’être appliquée. Les hommes sont principalement envoyés à Gross-Rosen et Sachsenhausen, tandis que les femmes sont déportées à Ravensbrück et Mauthausen. Sur le papier, les déporté·e·s conservent le statut de NN, mais en réalité leur traitement ne diffère pas de celui des autres prisonnier·ère·s des camps de concentration.

 

Bilan final

Il n’existe pas de chiffres précis concernant le nombre de prisonnier·ère·s NN déporté·e·s depuis l’Europe de l’Ouest vers l’Allemagne nazie. Les estimations évoquent au moins 7 000 individus. Pour la Belgique occupée et le Nord de la France, les données sont plus concrètes, bien que des recherches supplémentaires doivent encore être faites : d’après une série de registres allemands de l’administration militaire, il semble que le général von Falkenhausen se soit penché, entre janvier 1942 et mai 1944, sur les dossiers d’au moins 5 166 personnes suspectées comme NN. Parmi elles, 4 517 ont été déportées en tant que prisonnier·ère·s NN. Au moins 258 d’entre elles ont été exécuté·e·s dans le Reich à la suite d’une condamnation à mort, le plus souvent par décapitation.

96212
Institution : CegeSoma
Collection : Algoet
Droits d'auteur : Algoet
Légende d'origine : Zichten van Wolfenbüttel
Légende Web : Prison de Wolfenbüttel où étaient envoyés certains prisonniers politiques belges. Les résistants transférés sous le décret Nacht und Nebel sont déportés en Allemagne sans que les familles en soient informées.

Bibliographie

Christine Denuit-Somerhausen, « Dans la nuit et le brouillard. Le décret Nacht und Nebel en Belgique », in Francis Balace (red.) Jours de Guerre 14-15 : Jours barbelés, Bruxelles, Crédit Communal, 1999, p. 197-217.

Christine Denuit-Somerhausen, « Le décret Nacht und Nebel de décembre 1941 et les prisonniers politiques belges : une première approche » in Cahiers-Bijdragen, 1994, n° 1, p. 17-40.

Lothar Gruchmann, « ‘Nacht und Nebel’-Justiz : die Mitwirkung deutscher Strafgerichte an der Bekämpfung des Widerstandes in den besetzten westeuropäischen Ländern 1942-1944 », in Viertelsjahrhefte für Zeitgeschichte, 1981, n° 3, p. 342-396.

Erich Kosthorst & Walter Bernd, « Die ‘Nacht- und Nebel’-Gefangenen aus Belgien und Nordfrankreich in den Lagern Esterwegen und Börgermoor (Mai 1943-April 1944) » in Erich Kosthorst (red.) Konzentrations- und Strafgefangenenlager im Dritten Reich, Beispiel Emsland. Dokumentation und Analyse zum Verhältnis von NS-Regime und Justiz, Düsseldorf, Droste, 1983.

Dimitri Roden, Ondankbaar België. De Duitse repressie in de Tweede Wereldoorlog, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2018.

Voir aussi

96624.jpg Articles Déportation (la) Roden Dimitri
31482.jpg Articles La répression judiciaire allemande en Belgique occupée Cachet Tamar
165130.jpg Articles Répression allemande Roden Dimitri
Pour citer cette page
Décret Nacht und Nebel (le)
Auteur : Roden Dimitri (Institution : Cegesma/Archives de l'Etat - UGent)
/belgique-en-guerre/articles/decret-nacht-und-nebel-le.html