Belgique en guerre / Articles

Déportation (la)

Thème - Occupation - Justice - Persécution des Juifs

Auteur : Roden Dimitri (Institution : Cegesma/Archives de l'Etat - UGent)

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La déportation des adversaires politiques vers les camps et établissements pénitentiaires du Reich allemand constitue un élément fondamental de la politique de répression allemande. La déportation permet à l’occupant non seulement de désengorger les prisons surpeuplées en territoire occupé, mais aussi de se débarrasser de civil·e·s dont la détention prolongée en Belgique représentait un risque potentiel pour l’ordre public.

 

La déportation comme moyen de répression



Les déportations depuis la Belgique occupée revêtent à la fois un caractère judiciaire et extrajudiciaire. Parmi les déporté·e·s, on trouve non seulement des personnes condamnées qui doivent purger leur peine dans un établissement pénitentiaire allemand, mais aussi des individus qui, dans l’attente de leur procès, sont transférés en Allemagne en tant que prisonniers Nacht und Nebel (« Nuit et Brouillard »). En outre, des personnes dites Sicherheitshäftlinge (« détenu·e·s de sécurité ») sont envoyées dans des camps de concentration sans aucune forme de procès. À côté des prisonnier·ère·s politiques, l’occupant entreprend, à partir de l’été 1942, la déportation personnes ciblées en raison de leur origine « raciale » vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau et, dès octobre 1942, l’envoi de main-d’œuvre forcée belges vers l’industrie de guerre du Reich.

Les déportations s’effectuent principalement par train, l’occupant recourant aux services de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB). Parfois, les transferts se déroulent en petits groupes, mais le plus souvent de vastes convois partent de Belgique, emmenant en même temps des centaines d’individus détenus soumis au travail forcé. Les conditions dans lesquelles ont lieu ces déportations varient selon les époques et dépendent du type de personnes concernées. Les travailleur·euse·s forcé·e·s sont généralement transporté·e·s dans des voitures de voyageurs, tandis que les personnes détenues pour motifs raciaux et politiques sont le plus souvent déportées dans des wagons à bestiaux.  

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Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Départ de la caserne d'Etterbeek de travailleurs forcés (Arbeitsverweigerer)

Vers les établissements pénitentiaires du Reich allemand

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Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Collection :
Légende d'origine : Prison St. Léonard (Entrée). [Studio R. Grandjean - Liège] (Fonds Lejeune / Map 184)

Le premier groupe déporté est constitué de civil·e·s qui, après mai 1940, ont été condamné·e·s en Belgique occupée par un tribunal militaire allemand à une peine privative de liberté de plus de trois ans. Tandis que les peines plus légères sont généralement exécutées dans les établissements pénitentiaires belges, l’occupant décide, pour des raisons de sécurité, de transférer rapidement vers l’Allemagne les individus lourdement condamnés afin qu’ils y purgent leur peine. Ceux-ci ne sont pas toujours résistants, mais il s’agit aussi de condamnés de droit commun. Le nombre exact reste inconnu, mais il est certain qu’il s’élève à plusieurs milliers de personnes. La déportation des condamné·e·s se poursuit durant toute l’occupation et s’effectue parallèlement aux déportations extrajudiciaires vers les camps de concentration.

L’affectation des condamné·e·s aux établissements pénitentiaires allemands obéit à des plans complexes d’exécution des peines. On tient compte, entre autres, du sexe, de la durée de la condamnation, ainsi que du type de peine prononcée (emprisonnement ou réclusion dans une maison de force). Les prisons de Saint-Gilles et Saint-Léonard à Liège jouent un rôle essentiel en tant que centres de transit pour les condamné·e·s en partance pour l’Allemagne. De ces établissements partent souvent, chaque semaine, des convois à destination de prisons allemandes telles que Rheinbach, Siegburg ou Diez. L’établissement pénitentiaire de Merksplas joue également un rôle important : de là, l’occupant fait déporter en convois vers le nord de la France celles et ceux condamné·e·s à de courtes peines de réclusion dans une maison de force, où on les emploie comme main-d’œuvre forcée à la construction du Mur de l’Atlantique (Atlantikwall).

 

Vers les camps de concentration

La déportation ne frappe pas seulement les condamnés, mais, dès l’été 1941, aussi les adversaires politiques que l’occupant fait transférer sans jugement vers les camps de concentration allemands. La base légale de ces déportations remonte à février 1941, moment où l’occupant introduit en Belgique la Sicherheitshaft (« détention de sécurité »). Désormais, le service de police Sicherheitspolizei-Sicherheitsdienst (Sipo-SD) peut, de façon autonome, priver préventivement de liberté des résistant·e·s et des opposant·e·s politiques, et même les faire interner pour une durée indéterminée dans un camp de concentration. Le premier convoi, composé de 256 prisonnier·ère·s politiques provenant du fort de Breendonk et de la citadelle de Huy, quitte la Belgique le 22 septembre 1941 à destination du camp de Neuengamme. Par la suite, des transports réguliers d’hommes belges suivent vers des camps tels que Buchenwald, Mauthausen, Vught, Sachsenhausen et Dachau, tandis que les femmes belges sont en règle générale envoyées à Ravensbrück. Le nombre exact d'adversaire politiques déporté·e·s depuis la Belgique vers les camps de concentration n’est pas connu, mais les estimations évoquent environ 6 000 à 7 000 personnes. 

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Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Les prisonniers politiques détenus dans la citadelle de Huy transformée en camp de concentration par les Allemands

Les déportations du "Nacht und Nebel"

Entre janvier 1942 et mai 1944, l’occupant déporte depuis la Belgique et le nord de la France environ 4 500 prisonnier·ère·s Nacht und Nebel vers le Reich allemand. L’occupant estime que ces résistant·e·s doivent, pour des raisons de sécurité, être jugé·e·s en Allemagne, et les fait donc transférer dans le plus grand secret vers un établissement pénitentiaire du Reich. Par la suite, la plupart sont envoyé·e·s, sans aucune condamnation, dans un camp de concentration, où ils ou elles doivent accomplir de durs travaux forcés, comme les autres prisonnier·ère·s politiques. Le secret absolu qui entoure les déportations Nacht und Nebel — aucune information n’étant communiquée sur la destination ni sur le sort des prisonnier·ère·s — vise à intimider la population belge et à donner l’impression que les détenu·e·s ont disparu « dans la nuit et le brouillard ». 

La déportation à motifs « raciaux »

Arrivée des Juifs
Institution : Caserne Dossin
Collection : Fonds Kummer
Droits d'auteur : KD, Fonds Kummer
Légende d'origine : L’arrivée des Juifs convoqués dans la cour de la Caserne Dossin, Malines, vers le 27 juillet 1942.
Légende Web :





À l’été 1942, l’occupant commence également la déportation de personnes emprisonnées sur base raciale vers le centre d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Le pivot de ces déportations depuis la Belgique occupée est la caserne Dossin à Malines, où la Sipo-SD a mis en place un camp de rassemblement spécial pour les Juif·ve·s de Belgique. Le premier convoi quitte le Judensammellager (« camps de rassemblement de Juifs ») Dossin le 4 août 1942. À bord du train se trouvent 999 Juif·ve·s : 573 hommes et 426 femmes, dont 51 enfants de moins de 15 ans. C’est le premier transport d’une série de 28, tous ayant pour destination finale le centre d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Sur les 25 257 individus déportés, parmi lesquels 351 Roms et Sinti, 24 140 (soit 94,7 %) périssent.

Outre les 28 grands convois, Dossin est également le point de départ de quatre Sondertransporte (« transports spéciaux »), regroupant au total 218 Juif·ve·s déporté·e·s. La plupart de ces déporté·e·s proviennent de pays avec lesquels l’Allemagne nazie entretient de bonnes relations diplomatiques, comme la Hongrie et la Turquie, ou de pays que le Reich ne souhaite pas provoquer davantage, comme la Grande-Bretagne et les États-Unis. Contrairement aux 28 grands convois, ces Sondertransporte n’ont pas Auschwitz-Birkenau pour destination finale, mais les camps de concentration de Bergen-Belsen, Buchenwald et Ravensbrück, ou encore le camp d’internement français de Vittel. Les chances de survie de ce groupe sont ainsi nettement plus élevées : plus de la moitié des 218 Juif·ve·s déporté·e·s par Sondertransport survivent à la guerre.

En plus des déportations vers Auschwitz-Birkenau, l’occupant déporte aussi, au cours de l’occupation, des Juif·ve·s vers la côte atlantique, où on les exploite comme main-d’œuvre forcée dans la construction du Mur de l’Atlantique.

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Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Camp de concentration de Ravensbruck (Allemagne), s.d.

Le travail obligatoire au bénéfice de l'industrie de guerre allemande

BG96
Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Churchill Gazette, 01-05-1943 - 31-05-1943, CegeSoma, BG96, Seraing, p. 3

La majorité de la main-d’œuvre est employée dans l’industrie de guerre allemande. De grandes entreprises comme Krupp, IG Farben ou Dornier utilisent leur main-d’œuvre pour maintenir la production. Après leur journée de travail, les requis résident souvent dans des camps de baraquements, appelés Gemeinschaftslager, où les conditions de vie sont généralement déplorables. Pour les réfractaires, la situation est encore plus dure : ils et elles sont envoyé·e·s dans des camps disciplinaires (Erziehungslager), comme celui de Kahla.

Certaines personnes requises ont davantage de chance et sont affectées dans le secteur agricole ou des travailleur·euse·s autonomes. Dans ces cas, les conditions de vie et de travail sont en général un peu plus supportables, notamment parce que ces lieux ne constituent pas des cibles prioritaires pour les bombardements alliés, contrairement aux grandes installations industrielles.

Le nombre exact de Belges décédés de leur travail forcé en Allemagne n’est pas connu. On estime qu’entre août 1940 et juin 1944, ils sont environ 3 400, parmi lesquel figurent aussi un nombre indéterminé de volontaires. On suppose que le bilan réel est plus élevé, les chiffres ne couvrant pas les six derniers mois de la guerre.

Le dernier groupe déporté, et de loin le plus important, est constitué d’environ 189 000 Belges qui, après l’instauration du travail obligatoire en Allemagne, sont transféré·e·s comme main-d’œuvre forcée vers le Reich. Avec l’ordonnance allemande du 6 octobre 1942, l’occupant s’octroie en effet le droit d’astreindre les hommes âgés de 18 à 50 ans, et jusqu’en mars 1943 aussi les femmes de 21 à 35 ans, à travailler de force en Allemagne.

Les personnes désignées pour l’Arbeitseinsatz (« travail obligatoire ») reçoivent une convocation du bureau local de recrutement allemand (Werbestelle) pour une visite médicale. Ceux et celles jugé·e·s aptes se voient attribuer un poste de travail et un contrat. Les requis qui signent le contrat perçoivent une prime de 750 francs belges et quelques avantages financiers temporaires pour leurs familles restées au pays, mais se voient affublé·e·s, après-guerre, de l’étiquette de « travailleur·euse volontaire ». Celles et ceux qui refusent de signer reçoivent, quelques jours plus tard, une nouvelle convocation leur enjoignant de se présenter, bagages en main, à une gare désignée à une date et une heure fixées. On considère désormais les requis qui ne se présentent pas sur le quai ou qui ont refusé dès le départ de se rendre à la Werbestelle comme « réfractaires » (Arbeitsverweigerer) et risquent des poursuites. Ceux ou celles qu’on arrête sont souvent soumis à l’internement dans un camp de transit en attendant leur déportation forcée, comme celui de la rue Van Diepenbeek à Anvers ou la caserne de gendarmerie d’Etterbeek.

Les trains spéciaux transportant les requis s’arrêtent à Aix-la-Chapelle, d’où les travailleur·euse·s, chargés de leurs bagages, sont conduit·e·s dans un camps de rassemblement situé à quelques kilomètres de la gare. Quelques heures plus tard, le groupe repart vers de plus grands camps de rassemblement, notamment à Hanovre, Magdebourg ou Berlin. Là, des personnes chargées des Arbeitsämter (« bureaux de l’emploi ») ou des délégué·e·s d’entreprise viennent les chercher pour les conduire vers leur lieu de travail définitif.

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Institution : CegeSoma/Archives de l'Etat
Légende d'origine : Soziale Betreuung in einem Arbeitslager. Jeder Arbeiter bekommt sein Waschgeschirr, seine Decken und Bettzeug. (Volk ad Arbeid Apr 42) (Frei gegeben durch zensur) (Orbis) (Sipho)

Bibliographie

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Nico Wouters, Le rail belge sous l’occupation. La SNCB face à son passé de guerre, Tielt, Lannoo, 2024.

Voir aussi

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Déportation (la)
Auteur : Roden Dimitri (Institution : Cegesma/Archives de l'Etat - UGent)
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