Fort de Breendonk, 13 janvier 1943. Vingt 'terroristes' sont fusillés par l'occupant allemand, en réaction à des attentats.
L'un d'entre eux est Eugène Predom. Ce jeune homme de 27 ans, peintre en bâtiments, milite dans une cellule de résistance communiste à Anderlecht. Un membre du groupe, âgé de quinze ans, l'a trahi. Le plus souvent, le mouvement se contente de saccager avec de la peinture les maisons de collaborateurs. Pourtant, lors d'une perquisition, la police judiciaire trouve des explosifs dans l'appartement de Predom.
La mort de Predom face au peloton d'exécution allemand est une question épineuse. En effet, ce n'est pas la police allemande qui l'a arrêté mais la police belge, et pour des faits qui n'ont rien de spécialement grave. Le dossier dévoile les risques, bien réels, qu'entraînela collaboration entre la justice belge et les services de police allemands dans le contexte de la politique belge du moindre mal.
L'exécution de Predom soulève un certain nombre de questions délicates. Comment se déroule la collaboration entre l'Occupant et la justice belge ? Cette dernière cherche à conserver son autonomie en faisant quelques concessions aux Allemands. Mais la suite d'accords et de concessions est très vite source de confusion et de chaos, avec toutes les conséquences que cela implique pour les citoyens belges. La mort de Predom est-elle le fruit d'un regrettable malentendu ? Ou la magistrature belge a-t-elle du sang sur les mains ?
13 octobre 1942 : un groupe de résistants pris au piège à Anderlecht
Anderlecht, 13 octobre 1942. Un adolescent de quinze ans distribue clandestinement des tracts en rue. Un passant le signale au bureau de police local, et le commissaire adjoint Jan Stappaerts procède à l'arrestation du jeune homme. Ce dernier avoue. Il déclare également être membre d’un petit groupe de résistants qui peint des slogans sur les maisons de collaborateurs. Plus fort encore : son groupe ferait partie d'une cellule opérant partout dans la capitale, qui commettrait même des attentats à la bombe contre des collaborateurs.
Stappaerts informe le parquet afin de lancer une enquête sur le groupe et son chef, un certain Eugène Predom. Mais le parquet préfère dessaisir la police locale, et met l'affaire entre les mains de la police judiciaire. En effet, celle-ci a la réputation de ne pas faire preuve d'excès de zèle lorsqu'il s'agit d'enquêter sur des actions de la résistance. Les prévenus ne courent donc pas le risque d'être trop sévèrement punis par les Allemands.
Mais Stappaerts est un partisan de l'Ordre nouveau et ne s'avoue pas vite vaincu. Même s'il n'est plus impliqué dans l'enquête, il participe à la perquisition qui mène la police sur les traces d'Eugène Predom. Il est également présent quand les policiers fouillent l'appartement de Predom. Ils y trouvent du matériel de propagande, des instructions pour la coupure des lignes téléphoniques allemandes, et des explosifs. Le parquet, désormais, ne se risque plus à dissimuler l’affaire.
Mais si le parquet ne veut pas mettre en danger les résistants, pourquoi donc a-t-il lancé une enquête ?
La justice, elle aussi, mène une politique du moindre mal
L’expérience de la Première Guerre mondiale et la Convention de La Haye influencent l'attitude de la justice face à l'occupant au cours de la Seconde Guerre. Les fonctionnaires doivent rester à leur poste, mais n'exécuteront aucun ordre qui aille à l'encontre de leurs supposés devoirs patriotiques. Bref : une politique du moindre mal.
Au début de l’Occupation en 1940, les secrétaires généraux établissent, avec l'occupant, une répartition des compétences en matière de justice. Les tribunaux militaires allemands ne se saisiront que des faits commis contre des Allemands.
Dans la pratique, cet accord entre la justice belge et l'occupant allemand se révèle moins évident à respecter. Il n'y aura jamais de convention durable et claire sur la répartition des compétences. Une question, en particulier, reste indécise : quels services de police sont en charge des enquêtes sur les personnes impliquées dans des attentats commis par la résistance contre des collaborateurs belges ? Lorsque les explosifs sont trouvés chez Predom, la question se pose donc à nouveau.
Après une assez longue période d'incertitude administrative, l'Occupant semble finalement donner, le 8 octobre 1942, des instructions précises sur le sujet. Le secrétaire général Gaston Schuind estime que c'est à la justice belge de se charger dorénavant des attentats dont les motivations sont politiques et qui ont des Belges pour cible. Cette concession intervient juste avant l'arrestation de Predom et de son groupe. Les magistrats craignent que les Allemands ne veuillent traiter eux-mêmes de tels dossiers, s'ils découvrent que la justice belge ne prend pas assez de mesures. Résultat : les peines s'en trouvent alourdies.
C'est ce raisonnement qui conduit le procureur du Roi Lucien Van Beirs à faire arrêter Predom et son amie. L'ingérence de Stappaerts n'est sans doute pas étrangère, non plus, à cette décision. Les deux prévenus sont enfermés à la prison de Forest.
18 novembre 1942 : Predom aux mains des Allemands
L'administration militaire allemande à Bruxelles a eu vent de l'affaire, mais nul ne sait comment. La police judiciaire ou le parquet ont-ils transmis des procès-verbaux ? La police locale a-t-elle été trop bavarde ? Quoi qu'il en soit, la libération des jeunes membres du groupe de résistance irrite fortement les autorités allemandes sur place. Les Allemands exigent à présent, ouvertement, tous les procès-verbaux. Le procureur du Roi Van Beirs commence à s'inquiéter du sort de Predom. Non sans raison.
Le 18 novembre 1942, les autorités allemandes transfèrent, sans en informer la justice belge, Predom et son amie à la prison de Saint-Gilles, placée sous leur contrôle. Van Beirs est furieux. Cette initiative est totalement contraire à l'accord d'octobre 1942. Ce dernier ne stipulait-il pas que les personnes soupçonnées de délits d'inspiration politique commis contre des Belges, arrêtées par la police belge, restent aux mains de la justice belge ?
21 novembre 1942 : le procureur du Roi sonne l'alarme
Le 21 novembre 1942, Van Beirs envoie une lettre à Charles Collard, procureur général, pour lui demander de délivrer au plus vite Predom et son amie des mains des Allemands. Menaçant, il ajoute : « Il va de soi qu'un magistrat belge ne peut en aucun cas collaborer à l'application de lois étrangères, inspirées par les intérêts militaires de l'occupant, qui risque d'entraîner l'exécution d'un Belge ». Van Beirs se rend bien compte que Predom peut être condamné à mort. Cela n’aurait jamais été le cas dans la législation belge. En outre, il prend les choses en mains afin d'éviter des incidents futurs : il ordonne à la police judiciaire de mettre un terme à ses enquêtes dès le moment où il s'avère qu'elles portent sur des actes d'inspiration politique.
Collard n'est pas insensible aux avertissements de Van Beirs, mais sa hiérarchie réagit avec une extrême lenteur. Collard adresse plusieurs courriers au secrétaire général Gaston Schuind. Quand ce dernier se décide enfin à écrire une lettre à l'Occupant pour critiquer le non-respect de l'accord d'octobre 1942, il ne mentionne pas l'affaire Predom.
La sonnette d’alarme sera tiré en vain par Van Beirs. Il se voit lui-même infliger un interdit professionnel parce qu'il refuse, depuis le transfert de Predom, d'encore coopérer dans de tels dossiers. Il cherche à fuir vers Londres pour rejoindre le gouvernement en exil, mais est arrêté en cours de route. Il est fait prisonnier politique et est déporté à Buchenwald.
Van Beirs survivra à la guerre et fera carrière, après les hostilités, en tant que président de la Cour de cassation. Et Predom ? Il est tiré de la prison de Saint-Gilles le 10 janvier 1943 et transféré à Breendonk.
13 janvier 1943 : Predom meurt sous les balles allemandes
Breendonk, 13 janvier 1943. Eugène Predom est fusillé en même temps que 19 autres 'terroristes', en guise de représailles après des attentats commis contre des soldats allemands.
Quelques jours après l'exécution, l'occupant rend son décès public. La presse clandestine évoque également l'affaire. La magistrature bruxelloise est dans tous ses états. Les avocats généraux et les substituts s'adressent ensemble à Collard. Ils le menacent de saborder son autorité s'il n'entreprend rien pour s'opposer à l'ingérence des Allemands. Dans le monde très hiérarchisé de la magistrature, cette démarche est exceptionnelle.
Collard est mis sous pression, et pas seulement par son propre personnel. Le Front de l'Indépendance, la principale organisation de résistance belge, lui adresse une lettre qui contient une menace à peine voilée : « Vos mains sont pour toujours souillées du sang de Predom ». D'autres membres de la magistrature reçoivent des courriers semblables. En définitive, Collard donne le feu vert, en juin 1943, pour qu'on cesse toute enquête susceptible de viser un délit politique.
Entre-temps, l'occupant a encore fait transférer au moins trois prévenus belges. Tous sont fusillés.
21 novembre 1944, la magistrature en accusation
Après la Libération, l'amie de Predom porte plainte contre les magistrats et les agents de la police judiciaire impliqués dans l'affaire. L'auditorat général, responsable de la mise en jugement des collaborateurs, ouvre une instruction. L'affaire est complexe. Elle met en cause de nombreux magistrats et policiers, mais aussi la politique du moindre mal. Politique ni blanche ni noire mais fortement teintée de gris.
En février 1947, après plus de deux ans, l'instruction se clôture. La justice belge considère qu'il n'y a pas lieu de poursuivre dans l'affaire Predom. Motif : pour prouver la délation, il faut démontrer qu'il y a eu intention de nuire. Or, rien ne prouve que les magistrats aient eu de mauvaises intentions, bien au contraire.
Par contre, l'une des personnes impliquées dans ce dossier présente un profil clair de collaborateur : le commissaire Jan Stappaerts. Mais en 1947, il ne peut plus être poursuivi. La résistance l'a abattu le 4 août 1944 alors qu'il circulait à vélo. Le journal clandestin Le Policier titre : « Justice est faite ».
Erreur d'appréciation ou faute ?
Les magistrats ont-ils éludé leurs responsabilités ? Avec le recul, il semble que l'attitude de Van Beirs et consorts ait été dictée par de bonnes intentions, mais qu'ils se soient montrés plutôt naïfs. Les faits de résistance se multipliant, l'Occupant établi, au tournant des années 1942-1943, une répression plus agressive. Rien d'étonnant à ce qu'il ne respecte plus l'indépendance de la justice belge. Du reste, l'accord d'octobre 1942 s'avère n'être qu'une farce : il sera abrogé dès le premier changement de pouvoir allemand. Malheureusement, la justice belge n'en est pas directement informée, et n'en a connaissance que suite à l'évolution des événements sur le terrain. Par exemple, quand Predom est fusillé par les Allemands.
Bref, la pratique quotidienne des magistrats et policiers belges en 1942 est source de confusion. La justice belge a préféré considérer la mort de Predom comme un accident de travail. Ce qui est conforme au jugement généralement clément porté sur la politique du moindre mal. Du moins, tant qu'on n’a pas été un partisan de l'Ordre nouveau.
Après la guerre, des voix critiques – surtout communistes – se sont élevées pour dénoncer cette auto-justification patriotique. Pour elles, l'affaire Predom n'est pas un accident de parcours mais le preuve flagrante des effets désastreux de la politique du moindre mal. Au minimum, l'affaire est un exemple frappant des conséquences catastrophiques de la répartition confuse des compétences et d'un défaut d'appréciation correcte des événements.
Bibliographie
Zurné, Jan Julia. “Een ‘Bedrijfsongeval’ Met Verregaande Gevolgen. Het Parket van Brussel En de Zaak-Predom (1942-1947).” Revue Belge d’Histoire Contemporaine/Belgisch Tijdschrift Voor Nieuwste Geschiedenis 46, no. 3/4 (2016): 12–45.
Zurné, Jan Julia. “‘Een Buitengewoon Verontrustend Gewetensprobleem’. De Belgische Magistratuur En Door Verzetsgropen Gepleegd Geweld Tegen Collaborateurs 1940-1950.” Ph.D. Thesis, Universiteit Gent, 2016.
Zurné, Jan Julia. Tussen twee vuren. Gerecht en verzet tijdens de Tweede Wereldoorlog. Tielt, Lannoo, 2017.