Belgique en guerre / Articles

Question royale (La)

Thème - Occupation

Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)

La plupart des chercheurs s’accordent sur la délimitation chronologique de la « Question royale ». Tout commence le 25 mai 1940, au petit matin, lorsqu’au château de Wynendaele, Léopold III, après une discussion éprouvante avec ses ministres restés en Belgique, se dissocie d’eux, et donc de la cause alliée. Estimant la partie perdue sur le continent, il refuse de suivre le gouvernement d’union nationale de Hubert Pierlot. Il souhaite rester à la tête de son armée jusqu’à sa capitulation qu’il sait imminente et sauver ce qui peut l’être. Tout se termine dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1950, lorsqu’après des pourparlers tout aussi ardus, sous la pression de la rue, d’intermédiaires et de responsables de tous bords, le même Léopold se résigne à s’effacer. Une décennie de tensions extrêmes, de blocages, de faux-semblants et de longues périodes de calme trompeur sépare ces deux dates. Le tout sur un fond de raison d’Etat et de mariage, de géopolitique et d’équilibres internes, d’affirmation du régime démocratique et de sauvetage d’une institution monarchique qui semblait en être le faîte.

Certains pourtant propose une autre chronologie pour cette « Question royale », la faisant débuter en janvier 1940, avec l’« affaire de Mechelen-sur Meuse », lorsque se manifeste pour la première fois de manière patente, à l’occasion d’un fait mineur, une esquisse de diplomatie royale menée sans la caution gouvernementale et même, au départ, parfaitement ignorée des ministres. D’autres la font remonter plus tôt encore, vers 1936–1937, au démarrage de la « politique d’indépendance» rapidement devenue, par la grâce royale mais avec l’assentiment du plus grand nombre, un neutralisme pointilleux. On peut aussi relever les premières critiques publiques du souverain à l’encontre du système parlementaire. Rétrospectivement, ces critiques seront interprétées comme un signe de détachement envers le régime d’assemblées, voire comme l’indice d’une fascination trouble pour l’efficacité supposée des systèmes autoritaires qui fleurissent alors un peu partout en Europe… Quant au terme de la Question royale, d’aucuns ont désigné plutôt la prestation de serment du prince Baudouin en tant que roi des Belges devant les Chambres réunies le 17 juillet 1951, voire la conclusion de la « Guerre scolaire » de 1954–1958. Une chose est certaine : politiquement parlant, ce qu’une part de l’opinion s’obstinait à appeler « l’affaire du Roi » était loin d’être close durant l’été 1950 en raison des frustrations endurées par les deux camps antagonistes. Pourtant, une page s’est bel et bien tournée. L’assassinat du député communiste Julien Lahaut, le 18 août 1950, n’a pas changé la donne. L’heure de l’apaisement était venue.  

Un souverain contesté et vénéré

C’est au petit matin du 25 mai 1940, au château de Wynendaele, où résident le roi Léopold et l’état-major de l’armée que se manifeste de façon irrémédiable ce que redoutent depuis quelques jours les décideurs politiques encore présents sur le territoire national : la rupture patente du monarque avec le gouvernement Pierlot, solidaire de la cause alliée. Pour Léopold III, sans doute influencé par le pessimisme de ses proches conseillers (Henri De Man et les généraux Emile Galet et Prudent Nuyten), il n’est pas question de suivre ses ministres en France pour y poursuivre une lutte aussi vaine que sanglante. La capitulation étant inéluctable, lui-même se considérera alors comme prisonnier de guerre, avec l’idée de sauver ce qui peut l’être. Dans cette optique, refusant de poursuivre les hostilités, il envisage de constituer un exécutif de trois membres (Henri De Man, qui a ses faveurs du moment, est évoqué, secondé par le lieutenant-général Auguste Tilkens et l’avocat-général Raoul Hayoit de Termicourt). Cet exécutif serait limité dans le temps et dans ses compétences afin d’œuvrer sous occupation allemande. Il propose aux ministres en exercice de lui délivrer un contreseing pour former légalement cette équipe. Refus unanime des ministres le 26 mai, couplé à un refus non moins unanime de démissionner. Deux jours plus tard intervient la capitulation inconditionnelle de l’armée, frappant de stupeur les opinions publiques occidentales mal informées de la situation sur le terrain. Tandis que Léopold III, « prisonnier », gagne le château de Laeken assigné comme résidence par les autorités allemandes, les officiels belges repliés en France s’efforcent de parer le coup. Plusieurs heures après une déclaration radiophonique aussi véhémente qu’indignée de Paul Reynaud, président du conseil français, qui assimile cette capitulation militaire inconditionnelle à une trahison, celle d’Hubert Pierlot est quelque peu différente. S’il ne reprend pas l’accusation de trahison, il souligne cependant que la décision du Roi a été prise « contrairement aux avis formels et unanimes du gouvernement » et que cela n’engage en rien le pays puisque le monarque ne peut exercer aucun pouvoir sans ses ministres. En outre, ce faisant, Léopold III s’est placé « sous le pouvoir de l’envahisseur », ce qui le rend « incapable d’exercer ses fonctions de chef de l’Etat ». En conclusion, cet acte royal délie les officiers et les fonctionnaires des devoirs d’obéissance envers sa personne. Il est en outre décidé que ses pouvoirs législatifs et exécutifs seront exercés par les ministres réunis en conseil. Dans la confusion du moment, bon nombre d’auditeurs ont eu tendance à attribuer, de bonne foi, la hargne de Reynaud à Pierlot.

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Institution : KBR
Collection : Belgicapress
Légende d'origine : La Legia, 31 mai 1940, p.1
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Institution : Cegesoma
Légende d'origine : Hôtel de ville de Limoges 31mai 1940. Le Parlement Belge de gauche à droite : MM. JASPAR Santé publique - BALTHAZAR travail - GUTT finance - SOUDAN Instruction Publique - D'APPREMONT-LINDEN agriculture - VAN DER POORTEN Intérieur - PIERLOT, SPAAK Affaires etrangères, général DENIS.
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Institution : Cegesoma/Archives d'Etat
Légende d'origine : Leopold III, 18 mai 1940

Ces dispositions d’ordre constitutionnel sont entérinées le 31 mai à Limoges par l’essentiel des parlementaires belges qui soulignent « l’impossibilité juridique et morale pour Léopold III de continuer à régner ». Abondamment répercutées par les médias internationaux, ces prises de position fermes – mais qui préservent le sort de la monarchie – ont le mérite de figer les initiatives du roi et l’amènent même à rejeter l’invitation d’Hitler à le rencontrer, renvoyant cette entrevue à des temps militairement moins tourmentés. En fait, il s’est contenté de solliciter, le 29 mai, l’avis de trois juristes chevronnés (Albert Devèze, Joseph Pholien et Hayoit de Termicourt, tous monarchistes bon teint) sur la validité de sa décision dans la capitulation. Sans surprise, leur sentence rendue deux jours plus tard absout le souverain de toute irrégularité dans l’acte posé – la capitulation de l’armée n’exigeant pas de contreseing ministériel – mais, ce faisant, ils réaffirment innocemment l’impossibilité de régner du souverain. Par ailleurs, le cardinal Van Roey, primat de Belgique, à qui il a accordé la veille une longue audience, éprouve le besoin ce même 31 mai de faire sienne, dans une lettre pastorale, la version royale de l’affaire, s’en prenant dans la foulée aux accusations du gouvernement belge, jugées précipitées et mal-fondées. Léopold III ne décolère pas envers Pierlot et ses ministres. Il assimile leurs propos, formulés en terre étrangère, à une forme de crime de lèse-majesté portant gravement atteinte aux intérêts supérieurs du pays. Les ponts semblent définitivement coupés. A la fin du mois de juin, avec l’effondrement de la France, le gouvernement Pierlot implose. Si trois ministres (Jaspar, Gutt et De Vleeschauwer) gagnent la Grande-Bretagne afin d’y poursuivre le combat, les autres, Pierlot en tête, restent en France non-occupée. L’évolution de la situation militaire semblant donner raison au souverain, l’équipe s’efforce de rétablir le contact pour pouvoir regagner la Belgique afin de lui remettre sa démission. Il ne daigne pas leur répondre, arguant de son statut de prisonnier. Le gouverneur militaire allemand, Alexander von Falkenhausen, adopte la même attitude.

Porté par une puissante vague d’affection populaire – avec le recul, sa capitulation un peu hâtive et qui a fait polémique parmi les Belges réfugiés en France passe désormais pour une décision aussi humaine que judicieuse – le roi sonde le terrain politique en toute discrétion, via son secrétaire Robert Capelle. Certains notables sont animés des meilleures intentions pour « redresser le pays » sur un mode peu ou prou autoritaire, combinant un renforcement de l’exécutif et une dose de corporatisme. Viennent ainsi se présenter aux portes du château de Laeken différentes personnalités d’envergure, du « socialiste » Henri De Man au libéral Albert Devèze, du démocrate-chrétien Paul Tschoffen aux libéraux Maurice Lippens et Octave Dierckx, en passant par le flamingant Edgard De Bruyne… Mais le 20 juillet, s’inquiétant de ces allées et venues alors que le sort de la Belgique dans le « nouvel ordre européen » n’est pas encore établi, Hitler donne l’ordre aux autorités militaires d’empêcher le roi d’exercer la moindre action politique. L’idée d’un « gouvernement royal » perd dès lors tout son sens, rendant vains ces conciliabules.

L’esprit taraudé par le sort futur de la Belgique, Léopold III ne comprend pas ou feint de ne pas comprendre. Par l’intermédiaire de sa sœur Marie José, princesse héritière du trône d’Italie, il s’efforce de reprendre contact avec le Führer afin d’avoir une entrevue. Après un essai manqué à Yvoir (27 octobre 1940), quoique toujours « prisonnier », il obtient la rencontre souhaitée le 19 novembre suivant, à Berchtesgaden. Le souverain s’efforce d’obtenir la libération de tous les prisonniers de guerre ainsi que des garanties sur le statut futur du pays et de la dynastie dans une Europe nazie, mais c’est en vain. Hitler s’applique à ne rien exposer de ses projets géopolitiques à l’Ouest, refusant même de s’engager sur le plan économique quant au devenir de la Belgique sur le court terme. Cette entrevue, sorte de coup d’épée dans l’eau, s’est déroulée en toute discrétion. Ne faisant l’objet d’aucun communiqué, elle ne sera connue que de cercles très limités à Bruxelles et à Londres. Elle ne parviendra réellement à la connaissance du grand public qu’en juillet 1945. Léopold III a ainsi pu reprendre sa posture de « prisonnier » en son château de Laeken, sans rien perdre de son aura populaire. Mieux même : le gouvernement Pierlot, réactivé à Londres à partir d’octobre 1940 dans une formule minimale, prétend agir au nom du monarque, solidaire des Alliés mais condamné au mutisme par son statut de prisonnier. C’est un pieux mensonge car si, à plusieurs reprises, les « Londoniens » se sont efforcés d’établir discrètement des contacts avec Laeken, ce sera en vain. Le souverain se contente de ne pas condamner leur présence et leur action, malgré son fort ressentiment.

Entre « gaffe majeure » et « sombre entêtement »…

Le 7 décembre 1941, une lettre du cardinal Van Roey rend public le mariage du monarque avec une certaine Lilian Baels (1916–2002), fille d’un armateur ostendais et notabilité catholique locale, ancien député, ancien ministre et ex-gouverneur de Flandre-Occidentale. La nouvelle sème la stupeur au sein de larges couches de la population, y compris dans l’opinion bien-pensante… mais surtout du côté wallon et francophone. En effet, si l’acte posé efface d’un coup son image de veuf éploré, il détruit également le mythe du « roi-prisonnier » et passe pour une provocation alors que les prisonniers de guerre wallons demeurent en captivité. L’émoi se renforce encore lorsqu’on apprend les conditions un peu particulières de cette union. Contrairement à la loi, le mariage religieux a été célébré dès le mois de septembre 1941, et donc avant le mariage civil. En outre, sur le plan civique, la famille de la jeune épouse peut prêter à critiques en cette époque tourmentée. Si le père de la mariée a bien occupé la charge de gouverneur, il a été révoqué par son futur beau-fils en mai 1940 pour abandon hâtif de son poste à l’approche de l’ennemi. Cette embarrassante affaire avait été enterrée au printemps 1941 après une intervention discrète de Gerard Romsée, alors secrétaire général à l’Intérieur et membre notoire du VNV. Quant au frère de Lilian Baels, il passe également pour proche – un terme excessif – des milieux flamingants et semble condamner le gouvernement Pierlot, le tenant pour parfaitement illégitime. Enfin, l’opinion publique aurait sans doute été davantage choquée si elle avait su que les jeunes mariés ont bénéficié de la mansuétude du Führer pour réaliser un bref voyage de noces en Autriche et dans le protectorat de Bohême-Moravie, annexés depuis peu par le Reich… Si avec le temps, cette « gaffe » majeure de Léopold III passera au second plan, elle remontera vite à la surface lors de la Question royale.

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Institution : Cegesoma/Archives d'Etat
Collection : Collection de tracts et documents officiels: Cinquième Partie: Après-Guerre: Léopold III: Question royale + élections 1950

Dans la dernière phase de l’occupation, le roi ne saisit même pas des perches tendues à intervalles réguliers par le gouvernement de Londres. C’est ainsi qu’en novembre 1943, le gouvernement Pierlot, confiant en l’avenir, essaie de communiquer au souverain une longue lettre de « conseils respectueux » permettant aux deux parties de « passer l’éponge » de façon honorable. Ayant retrouvé « sa liberté et ses prérogatives constitutionnelles », Léopold III pourrait affirmer que la Belgique, nonobstant la capitulation de son armée, n’a jamais cessé d’être en guerre avec le Reich et qu’elle entend participer à la reconstruction politico-économique de l’Europe « en étroit accord avec les Alliés ». Enfin, dans cette optique, les « mauvais Belges » ayant collaboré devraient être poursuivis, et la Constitution et les libertés publiques rétablies, montrant ainsi que le monarque n’a jamais nourri d’espoirs autoritaires. Pour solenniser ces « bons conseils », Pierlot charge son beau-frère, François De Kinder, de transmettre la missive. La réponse est brève et ambiguë. Même si Léopold III opère une légère courbe rentrante, affirmant qu’il n’a jamais voulu porter atteinte à la Constitution contrairement à certains bruits « dénués de fondement », il s’accroche à son statut de prisonnier de guerre pour justifier son attitude. Pourtant le 25 janvier 1944, Léopold III appose sa signature sur un document d’une tonalité très différente, concocté vraisemblablement avec l’aide d’un de ses proches, le général Van Overstraeten. Ce « Testament de Léopold III » montre qu’il reste insensible à l’évolution du monde depuis l’été 1940. Il ne formule aucune marque de solidarité envers le gouvernement Pierlot, pas plus qu’il ne rend le moindre hommage aux Alliés ou à la Résistance. Pour ce qui est du futur ordre international, il demande instamment un retour de la politique d’indépendance – qui a pourtant donné les résultats que l’on sait. En matière d’équilibres intérieurs, il estime qu’il faut répondre aux légitimes griefs flamands trop longtemps tenus pour négligeables.

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Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Prince Charles et Cardinal Van Roey. Prestation de serment. 20/9/44.

Au lendemain du retour du gouvernement de Londres dans un Bruxelles libéré mais orphelin de son Roi, transféré outre-Rhin sous bonne surveillance avec femme et enfants, le « Testament royal » est communiqué discrètement, le 9 septembre, à Pierlot. Le Premier ministre s’empresse d’avertir Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires étrangères. Les deux hommes s’accordent pour en garder le contenu secret. Il le restera pour l’opinion jusqu’en 1949. Divulgué, il aurait provoqué un énorme choc psychologique et le pays , toujours en guerre, n’en avait nul besoin. Une copie du document a cependant été transmise par le grand maréchal de la cour à Montgomery, qui le communique au cabinet britannique. Le duo Churchill-Eden connaît ainsi l’état d’esprit du souverain, l’inclinant à se méfier du retour aux affaires d’une telle personnalité. Dans l’immédiat, la question ne se pose pas : le frère cadet du roi, le prince Charles, resté en Belgique, accepte d’assumer la régence (20 septembre) et la Question royale reste au frigo, union nationale oblige.

Une longue léthargie (juillet 1945–juillet 1950)

Fin avril 1945, l’écroulement de l’Allemagne nazie pouvant signifier la libération et le retour imminent de Léopold III, les langues commencent à se délier, essentiellement à gauche. Dès le 28 avril, l’abdication est réclamée par l’organe communiste Le Drapeau rouge, puis, le 4 mai suivant, dans une formule un peu édulcorée, par les socialistes du Peuple. Tandis qu’à Strobl, en Autriche, Léopold III et les siens sont libérés, le 7 mai, par les soldats américains de leur captivité, un Comité de Vigilance anti-léopoldiste associant communistes, socialistes, libéraux de gauche et responsables étudiants de l’ULB se met en place.

Le 8 mai, une réunion du conseil des ministres dirigé par le socialiste Achille Van Acker esquisse la ligne de fracture des cinq ans à venir. Si le Parti social-chrétien se montre partisan d’un retour inconditionnel du souverain dans ses prérogatives constitutionnelles, les communistes veulent une abdication immédiate, tandis que les socialistes penchent plutôt pour une abdication différée et honorable. Les libéraux, eux, se satisferaient d’un « effacement de la personne royale », ce qui revient à soutenir la position socialiste.

La première rencontre du roi, du régent et d’une délégation ministérielle venue de Belgique se tient à Strobl les 9,10 et 11 mai. Malgré les tentatives de conciliation de Van Acker, le blocage est total. Le souverain, de surcroît en froid avec son frère, ne veut pas admettre que la récupération de la plénitude de ses pouvoirs n’est pas envisageable. Finalement, après maintes tensions, Léopold III se résigne à postposer sa rentrée d’un mois. Une nouvelle tentative, le 18 juin suivant, montre que l’apaisement n’est pas à l’ordre du jour. Van Acker refuse d’assumer son retour à Bruxelles. Un nouveau round de consultations à Sankt-Wolfgang puis à Prégny n’aboutit à rien, ce qui amène, le 14 juillet, Léopold III à constater, le cœur serré, qu’il est dans l’impossibilité de former un gouvernement disposant d’une majorité dans les deux chambres puisque seule la famille chrétienne se montre résolument hostile à son abdication.

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Institution : Cegesoma/Archives d'Etat
Légende d'origine : Délégation belge rendant visite à Léopold III à pregny, 1945

Tandis que l’union nationale achève de se désagréger, une majorité se dégage néanmoins au Parlement, le 19 juillet 1945, pour élaborer une loi (dite « loi de cadenas ») permettant de geler la situation sans commettre l’irréparable. Elle assure un verrouillage plus strict afin de contrer une nouvelle tentative de retour du souverain dans ses fonctions : la fin de l’impossibilité de régner ne pourrait désormais intervenir que si elle était reconnue par une majorité des Chambres réunies.  

C’est la fin de l’union nationale avec le départ, le 2 août 1945, des ministres sociaux-chrétiens… La diplomatie tant britannique qu’américaine n’est pas mécontente de la situation : le retour du roi aurait, à son sens, suscité une période de troubles plus ou moins longue, et la priorité est la guerre civile en Grèce.

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Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Non légendée

Dès lors, sous la tutelle du régent, la « Question royale » entre en léthargie, les oppositions se manifestant bien davantage dans la presse que dans les combats de rue. Les communistes s’efforcent néanmoins de relancer la lutte via des « Comités d’entente démocratique » qu’ils animent en sous-main avec des alliés ponctuels issus des partis démocratiques de gauche ou de la société civile. De l’autre côté de l’éventail se manifestent une série de groupes et de groupuscules monarchistes, à la droite du PSC-CVP (Mouvement Léopold, Groupement national belge, Mouvement monarchiste constitutionnel, etc.). Le point d’orgue de leur activisme se déroule sans doute lors du Congrès du Heysel – ou « Congrès national pour la Solution de la Question royale » – organisé le 23 novembre 1947. Il est inspiré par un Comité exécutif restreint présidé par Van Zeeland et soutenu par De Vleeschauwer. Il s’agit essentiellement de répondre à une série d’articles de Pierlot parus dans Le Soir et livrant la version des « Londoniens ». Mais le Congrès du Heysel, qui rassemble une quinzaine de milliers de participants, majoritairement néerlandophones, ne s’en tient pas là et recommande l’organisation d’une consultation populaire. L’idée n’est pas neuve. Formulée dès janvier 1946, elle a été rejetée par l’essentiel de la gauche. Le roi revient à la charge le 22 juin 1948, mais en vain. Les plus prudents des « politiques » y voient un risque de scission. Pourtant, les opinions évoluent de législatives en législatives, avec la poussée du camp chrétien. Le projet est finalement agréé le 16 octobre 1949 par le gouvernement social-chrétien/libéral de Gaston Eyskens, mais ce n’est que le 8 février 1950 que la Chambre se résigne. De Suisse, où il réside désormais, Léopold III, via son secrétariat, a tenu à faire savoir qu’il ne reprendrait pas ses fonctions si le vote en faveur de son retour recueille moins de 55 % des suffrages.

Une consultation populaire plus ambiguë que décisive…

Le 12 mars 1950, les urnes rendent leur verdict, sans pour autant éclaircir la situation. A la question de savoir si le Roi peut à nouveau assumer la plénitude de ses droits constitutionnels, 57,68 % des suffrages ont répondu par l’affirmative. Mais un décompte région par région suscite une certaine perplexité. Si la Flandre – numériquement majoritaire – a répondu « oui » à 72 %, les partisans du retour du Roi n’ont été que 42 % dans la Wallonie industrielle et 48 % à Bruxelles. Tous les arrondissements flamands ont approuvé le retour à une majorité des 2/3 et plus. Ceux de Roulers et de Turnhout sont en pointe, avec 85 et 84 % de « oui », suivis par ceux de Tongres (84 %) et de Hasselt (82 %). Seul l’arrondissement d’Anvers se montre un peu à la traîne, avec « seulement » 63 % de votants en faveur du retour. En Wallonie, l’arrondissement d’Arlon se montre le plus monarchiste, avec 66 % de votes favorables, suivi par Neufchâteau (65 %), Dinant (60 %) et Verviers (60 %). Mais l’arrondissement semi-rural de Namur dit « non » à 51 %, celui de Liège à 65 %, Charleroi à 67 % et Mons à 69 %. Des analyses plus fines montrent que les frontières partisanes ont été quelque peu transcendées par la Question royale. Si l’essentiel des partisans du roi se recrutent bien dans les rangs chrétiens, des libéraux « de droite » se sont montrés favorables. Le oui gagne 10 points par rapport aux scores du PSC lors des législatives de juin 1950. Autre constat : les grands centres industriels ont voté non.

Au vu des résultats, les sociaux-chrétiens les plus pondérés (Eyskens, Van Cauwelaert, de Lichtervelde) ainsi que bon nombre de démocrates-chrétiens (Delfosse, Fosty, Carton de Wiart) penchent plutôt et en toute discrétion pour un « effacement honorable ». Mais ce n’est évidemment pas du tout l’avis des « ultras » de leur famille politique, guidés alors par Van Zeeland et De Vleeschauwer.

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Institution : Cegesoma
Légende d'origine : Coll. tracts Question royale

Atermoiements et dénouement apparent

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Institution : CegeSoma
Droits d'auteur : Droits Réservés
Légende d'origine : Non légendée

Le flottement est net parmi les modérés, surtout après l’échec d’un gouvernement Devèze visant « une solution de concorde nationale ». Les libéraux, plutôt partisans d’un retour conditionnel du souverain prenant la forme d’une éventuelle délégation du pouvoir à son fils, le prince Baudouin, mettent un peu de temps à s’apercevoir que Léopold III, au fond, reste partisan d’un retour inconditionnel au pouvoir, appuyé en cela par les ultras du PSC. Pendant ce temps, les oppositions se réactivent, avec un Comité permanent du Congrès national wallon (18 mars 1950), une Action commune wallonne (20 mars 1950) et une mobilisation des éléments les plus en pointe des syndicats socialistes, avec André Renard (22-24 mars 1950).

Insensibles à ces menaces, la plupart des parlementaires chrétiens se risquent à l’épreuve de force. Sur le court terme, la conjoncture politique semble leur donner raison : de nouvelles élections législatives, le 4 juin 1950, leur permettent de devenir majoritaires en sièges tant à la Chambre qu’au Sénat – leurs listes n’ayant cependant recueilli « que » 47, 6 % des suffrages –, ce qui amène le prince-régent, redoutant le pire, à jeter l’éponge deux jours plus tard. La famille chrétienne décide d’assumer seule la gestion des affaires, formant dès le 8 juin une sorte de « gouvernement de combat », tout en en confiant paradoxalement la direction à une personnalité wallonne plutôt modérée : Jean Duvieusart, un avocat carolorégien qui a été bourgmestre de Frasnes-lez-Gosselies. Dans cette équipe ministérielle, l’« ultra » Albert De Vleeschauwer devient ministre de l’Intérieur.

La page se tourne… au forceps

Le vote de la déclaration relative à la fin de l’impossibilité de régner est acquis le 19 juillet, après d’ultimes palabres et atermoiements. Il est dès lors décidé que le souverain reviendra le lendemain de la fête nationale. L’opération est rondement menée : à la date dite, Léopold III, arrivé en avion à Evere, retrouve un château de Laeken abondamment fleuri par ses partisans. Mais ce retour va être le déclencheur d’une vigoureuse agitation associant grèves et manifestations. Elles frappent essentiellement la Wallonie industrielle ainsi que, dans une moindre mesure, la capitale. Le mouvement se déclenche en fait dès le 24 juillet, après un conseil de la couronne manqué – ni les libéraux, ni les socialistes n’ont voulu y participer – et il culmine les 30 et 31 juillet, rassemblant au fil de la semaine des centaines de milliers d’opposants. Les officiels constatent de surcroît avec inquiétude la passivité de certaines forces de police communale dans les grandes villes wallonnes et, le 28 juillet, se répand la rumeur – info ou intox – d’une convocation imminente des « Etats-Généraux de la Wallonie ». C’est dans ce contexte d’extrêmes tensions qu’éclate le « drame de Grâce-Berleur », une entité ouvrière du bassin de Liège. Le 30 juillet, vers 17 heures, au moment de la dispersion après un meeting anti-léopoldiste, une foule surchauffée veut faire un mauvais parti à une petite escouade de gendarmes venue constater le non-respect de l’interdiction de manifester. Perdant pied, la troupe ouvre le feu pour se dégager. Bilan : trois morts et un blessé qui décède quelques jours plus tard.

Pour nombre de responsables politiques, la coupe est pleine. Malgré les hésitations et les résistances du souverain, les plus lucides des ministres sociaux-chrétiens, rejetant le risque de l’aventure et – qui sait ? – de la guerre civile, acceptent la médiation de la Confédération nationale des Prisonniers politiques et Ayants-Droit, à l’initiative du démocrate-chrétien Nicolas Monami. A ses yeux, il s’agit désormais de « sauver la Belgique et éviter la révolution ». La rencontre, âpre, se déroule dans la nuit du 30 au 31 juillet. Elle aboutit au retrait du roi « par mesure d’apaisement » en faveur du prince Baudouin, à condition que les partis traditionnels s’engagent à favoriser la réconciliation nationale autour de sa personne. Et l’affaire est conclue dès le lendemain avec les catholiques, les libéraux et les socialistes – les communistes, en net déclin, étant de toute façon hors-jeu –, malgré d’ultimes réticences de Léopold III.

Apparemment, la page se tourne. La « Marche sur Bruxelles » ne se fait pas, au grand soulagement des cadres dirigeants socialistes peu tentés par l’idée d’une « révolution ». Tandis que les plus virulents des anti-léopoldistes se sentent trahis – ils exigeaient bien davantage qu’une « abdication différée » –, le parti social-chrétien connaît des turbulences, une partie de sa base reprochant à sa direction d’avoir bien mal défendu le trône. Quant à la Flandre, elle se prend à nourrir un fort ressentiment à l’encontre de cette Wallonie « marxiste » qui, par son opposition frénétique au souverain, a annulé les effets de la consultation populaire, imposant par la menace et l’émeute la volonté d’une minorité.

Le 11 août 1950, lors d’une séance quelque peu agitée, le prince royal Baudouin est investi des fonctions royales en prêtant serment de fidélité à la constitution devant les Chambres réunies. Son discours est entrecoupé des cris de « Vive la République » attribués à l’époque à Julien Lahaut, alors président du Parti communiste de Belgique. L’homme est assassiné à son domicile quelques jours plus tard.  Quant au prince royal, il devra attendre sa majorité civile, le 17 juillet 1951, pour devenir le roi Baudouin. Léopold III reste, lui, dans l’ombre, pour lui prodiguer ses bons conseils…

Bibliographie

Colette DUPONT, Les mouvements léopoldistes, 1945-1950. Organisation et action, Liège, Université de Liège, 1984 (licenciaatsverhandeling).

Jules GERARD-LIBOIS, 1950 : L’effacement de Léopold III. Tempête au PSC-CVP, in Courrier hebdomadaire du CRISP, n°1169-1170, 1987.

Jules GERARD-LIBOIS et José GOTOVITCH, Léopold III : le non-retour, in Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 1010, 1987.

Jules GERARD-LIBOIS et José GOTOVITCH, Léopold III. De l’an 40 à l’effacement, Bruxelles, Pol-His, 1991.

Hervé HASQUIN, Léopold III de Belgique. Le roi de l’aveuglement (1934-1945), Mons, Les Editions du C.E.P., 2023.

Christian KONINCKX, Les prisonniers politiques et le dénouement de la Question royale : genèse de leur intervention (1949-1950), in Radicalités, Identités, Patries. Hommage au Professeur Francis Balace, Liège, Editions de l’U.Lg, 2009.

Jean STENGERS, Une enquête d’histoire orale sur la question royale, dans Acta Historica Bruxellensia, T. IV de 1981, pp. 445-471.

Jean STENGERS, Aux origines de la question royale. Léopold III et le gouvernement. Les deux politiques belges de 1940, Paris-Gembloux, Duculot, 1980.

Jan VELAERS-Herman VAN GOETHEM, Leopold III. De koning, het land, de oorlog, Tielt, Lannoo, 2001.

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Question royale (La)
Auteur : Colignon Alain (Institution : CegeSoma)
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