1er octobre 1941, rue de Laeken à Bruxelles, 17h45.
Une bombe explose dans le local de Rex, un parti collaborationniste. Elle fait un mort : le jeune secrétaire Jean Odekerken. C'est l'un des premiers décès dus à un attentat commis contre des collaborateurs belges. La police judiciaire de Bruxelles se rend sur place afin d'examiner l'affaire.
Cet assassinat politique met la justice belge dans l'embarras : la loi belge punit l'homicide, mais il s'agit, dans ce cas, d'un meurtre commis par la résistance en temps de guerre. L'occupation allemande modifie-t-elle les règles du jeu dans ce type de poursuites ?
Si les statistiques en matière d'homicides sont le reflet de l'instabilité sociale, la Seconde Guerre mondiale est une période de tension sans égale. Excluons les décès liés à des actes de guerre comme les opérations militaires, les bombardements et l'assassinat de soldats allemands et concentrons-nous uniquement sur les violences entre Belges : le nombre d'homicides n'a jamais été aussi élevé que lors de la Seconde Guerre. C'est surtout vers la fin de l'Occupation que le pays est entraîné dans une spirale inouïe de violences : en 1944, on enregistre pas moins de 1.852 assassinats. Avant et après la guerre, ce chiffre dépasse rarement 200. Il ne s'agit toutefois pas seulement d'assassinats politiques visant des collaborateurs : on tue toujours davantage, et pour toutes sortes de raisons.
Du fait de la guerre, la société connaît une situation anormale, dans une zone d'ombre où se confondent la légalité et l’illégalité, ce qui est permis et ce qui n'est que toléré. Quelle est la place de l'homicide dans cette zone d’ombre ?
Le premier assassinat politique dans la capitale
Peu après l'explosion de la rue de Laeken, cinq inspecteurs de la police judiciaire, le chef du laboratoire, un expert balistique, le procureur du Roi, son substitut et le juge d'instruction se rendent sur place. La justice belge emploie les grands moyens pour faire avancer l'enquête. Il est vrai qu'Odekerken est la première victime à décéder des suites d'un attentat commis, dans la capitale, contre des collaborateurs.
La bombe, s'avère-t-il, était dissimulée dans une boîte à biscuits métallique, au milieu des paquets que Rex expédie aux combattants du front de l'Est. Les enquêteurs ne trouvent pas d'autres indices particuliers. Dans les semaines qui suivent, la police interroge tous les contacts d'Odekerken, vérifie toutes les informations qui lui parviennent et diffuse des signalements. Mais en dépit d'un dossier d'instruction fourni, les efforts sont vains : aucune trace des auteurs.
L'attentat au local de Rex fait forte impression. La Belgique est occupée depuis plus d'un an déjà, mais les assassinats politiques sont encore plutôt exceptionnels.
L'évolution chronologique du nombre d'homicides
Avant 1942, les homicides restent peu fréquents dans les statistiques. En 1942, seuls deux assassinats politiques font des victimes parmi les Rexistes (dont Odekerken). Le nombre de meurtres de droit commun reste plus ou moins 'normal'. Pourtant, cette année-là, une crise alimentaire touche le pays. Lors de la Première Guerre mondiale, une crise semblable avait entraîné de nombreux vols avec homicide. Pendant la Seconde Guerre, la justice belge reste active et réussit à maintenir l'ordre public, au moins dans les premières années d'occupation.
À partir de 1943, le nombre d'homicides connaît une hausse spectaculaire. Ce bond soudain est dû à un concours complexe de circonstances difficiles à démêler. D'une part, les actes de violence commis par les résistants se radicalisent. Le premier revirement date de l'invasion de l'Union soviétique par les troupes allemandes le 22 juin 1941 : les communistes belges se trouvent délivrés de la neutralité jusque-là imposée. Nombre d'entre eux s'engagent dans la résistance. Un second tournant intervient en octobre 1942 quand les Allemands instaurent le travail obligatoire. Cette mesure très impopulaire fait des jeunes gens qui se cachent pour y échapper un formidable réservoir de potentiels résistants. Par ailleurs, les groupes collaborationnistes n’hésitent pas non plus à utiliser la violence. Les actions de la résistance et des collaborateurs s'enchaînent dans une spirale de brutalité. L’apogée est atteinte en août 1944 : des résistants assassinent le bourgmestre rexiste du Grand Charleroi Oswald Englebin, sur quoi les collaborateurs, en guise de représailles, tuent plusieurs personnes à Courcelles en août 1944.
Evolution du nombre d'homicides pendant la guerre
Source: Vrints, Antoon. « Patronen van polarisatie. Homicide in België tijdens de Tweede Wereldoorlog ». Cahiers d’Histoire du Temps Présent/Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis, no 15 (2005): 177‑204.
La justice belge cesse d'enquêter sur les assassinats politiques
Wasmes, près de Mons. Le 23 juin 1944, dans les derniers mois de l'Occupation, trois personnes au moins pénètrent dans la maison de Joséphine. Ils l’ abattent à l’aide de trois fusils différents. Dans la même heure, sa belle-fille est également assassinée non loin de là. Dans son quartier, Joséphine est connue comme rexiste et délatrice : elle se rend régulièrement à la Kommandantur locale pour y dénoncer aux Allemands des réfractaires au travail obligatoire.
La justice belge, semble-t-il, n'entreprend pas grand-chose pour retrouver les auteurs, par comparaison en tout cas avec l'assassinat d'Odekerken. C'est seulement après la guerre, le 9 juin 1945, que le procureur du Roi écrit au procureur général pour lui faire savoir que la guerre a rendu toute instruction impossible. Il rouvre le dossier, mais ne trouve aucun indice permettant d'identifier les auteurs. Il ne peut même pas dire quel noyau de résistants est passé à l'action. Par contre, il souligne la réputation de Joséphine et ne juge donc pas nécessaire de creuser davantage l'affaire. En définitive, le dossier est clos à jamais le 6 mai 1947 sans que les auteurs soient connus.
Mais pourquoi la justice belge ne mène-t-elle pas d'enquête ? À partir d'avril 1944, l'Occupant décide de s'occuper lui-même et exclusivement de tous les cas de détention illégale d'armes. Puisque Joséphine a été tuée de trois coups tirés par des armes interdites, les prévenus tomberaient donc automatiquement aux mains des Allemands. Lancer une enquête et identifier les suspects reviendrait, pour la justice belge, à se faire l'instrument de l'Occupant. Ce dernier prononce des peines autrement plus lourdes que ce qu'autorise la justice belge, par exemple la peine capitale. C’est ce que les magistrats belges veulent empêcher. Sans doute le sort de la guerre, qui est en train de basculer, contribue-t-il lui aussi à ce revirement.
Bien avant avril 1944 déjà, il y a eu des conflits de compétence entre les magistrats belges et l'Occupant lors de l’instruction de meurtres et d'attentats politiques. Découvrez ici l'affaire Predom et les conséquences fatales que peuvent avoir ces conflits. Comment la justice allemande agit-elle, de façon générale, dans notre pays ? C'est ce que vous apprendrez ici.
À l'occasion de l'affaire de Mons, le procureur du Roi écrit encore, dans une dernière lettre au procureur général, que de nombreuses affaires similaires lui ont été soumises à la fin de l'Occupation dans son arrondissement. Les statistiques ne le contredisent pas : on commet beaucoup d'assassinats dans le Hainaut pendant cette période.
La distribution géographique des statistiques d'homicides
C'est surtout en Wallonie et à Bruxelles que les homicides se multiplient de manière exponentielle à partir de 1943. L'année suivante, les chiffres explosent dans tout le pays, mais même à ce moment, le contraste entre la Flandre et la Wallonie se renforce. Le Hainaut arrive largement en tête. En Flandre, les homicides sont surtout commis à Louvain, Hasselt et Tongres. [carte]
La raison ne tient pas aux différences de tradition entre les deux régions par rapport à la violence : avant la guerre, en effet, les chiffres étaient comparables. Il semble y avoir une meilleure explication : les différences de climat social et politique. En Flandre, la résistance armée était beaucoup plus faible et les réactions des collaborateurs étaient moins violentes.
On peut également pointer des causes matérielles. La population ouvrière commence à se paupériser toujours davantage, surtout dans les zones industrielles des bassins wallons et en particulier du Hainaut. Cela conduit d'une part à des sentiments anti-allemands extrêmes, et donc à davantage d'assassinats politiques, mais aussi à une recrudescence du banditisme et des vols avec homicide. Les chiffres montrent qu'on commet plus d'assassinats politiques en Wallonie, mais que le banditisme et les meurtres liés y sont également plus nombreux.
Les vols avec homicide
Dans la nuit du 16 au 17 juillet 1942, près de Bree dans le Limbourg profond, des hommes armés pénètrent dans la ferme d'Hubert. L'homme, éveillé par le bruit, va voir ce qui se passe. Il surprend les cambrioleurs, mais c'est déjà trop tard. Les bandits sortent leurs revolvers et abattent Hubert en le touchant à la tête et au cœur. Il décède sur le coup. Sa femme peut, juste à temps, se cacher dans la penderie avec leur bébé.
Bien qu'il ne soit pas possible de distinguer très précisément les meurtres de droit commun des assassinats politiques sur la base des sources disponibles, il est manifeste que des vols avec homicide comme celui dont est victime Hubert surviennent de plus en plus fréquemment vers la fin de l'Occupation.
Dans le Limbourg, les assassinats politiques comme les vols avec homicide ne sont pas rares. Le Limbourg est, dans une Flandre pour le reste assez paisible, la province qui souffre le plus de la violence extrême. Peut-être n'est-ce pas là le fruit du hasard : c'est la province flamande où la pauvreté frappe le plus durement les familles ouvrières, tout comme dans les bassins wallons. De plus, les fermes isolées sont, pour les bandits, des cibles idéales.
La guerre ne complique pas seulement les poursuites visant les assassinats politiques. Poursuivre des meurtres de droit commun, comme celui qui vient d'être évoqué, n'a rien d'une sinécure non plus. L'augmentation spectaculaire du nombre de dossiers, mais aussi les doutes quant au caractère éventuellement politique d'un homicide apparemment de droit commun, rendent la tâche des magistrats particulièrement difficile.
Au lendemain de la guerre
La Libération ne signifie pas que la fin de la spirale de violences en Belgique. Les problèmes d'approvisionnement alimentaire et la pauvreté persistent, de sorte que le banditisme armé reste encore un peu hors de contrôle. En outre, le passé de guerre est tout récent et les règlements de compte ne sont pas rares. Il faut donc attendre deux années encore après 1944 pour que le nombre d'homicides revienne à son niveau d'avant-guerre.
La guerre provoque une hausse considérable du nombre d'homicides, mais n'en rend pas plus aisée la condamnation. La justice belge se montre prudente quand il s'agit de poursuivre des assassinats politiques, ceci afin de protéger la résistance ... mais que faire si le motif n'est pas clair ? Quand s’agit-il d’un assassinat politique ou d’un règlement de compte personnel ? Tout comme le vol, l'homicide est parfois perpétré sous le couvert d'un acte de résistance, et il est donc difficile de les distinguer.
Ce qui est certain, c'est que la guerre modifie les règles du jeu juridique. La spirale de violence fait que l'homicide en vient à se trouver dans la zone d'ombre entre légalité et illégalité – zone caractéristique d'une société en guerre.
Bibliographie
Bouveroux, Jos. Terreur in oorlogstijd : het Limburgse drama. Antwerpen: Nederlandsche boekhandel, 1984.
Laplasse, Jan, et Karolien Steen. « Het verzet gewogen: een kwantitatieve analyse van politieke aanslagen en sabotages in België, 1940-1944 ». Cahiers d’Histoire du Temps Present, no 15 (2005): 227‑60.
Vrints, Antoon. « Patronen van polarisatie. Homicide in België tijdens de Tweede Wereldoorlog ». Cahiers d’Histoire du Temps Présent/Bijdragen tot de Eigentijdse Geschiedenis, no 15 (2005): 177‑204.
Zurné, Jan Julia. « ‘Een buitengewoon verontrustend gewetensprobleem’. De Belgische magistratuur en door verzetsgropen
gepleegd geweld tegen collaborateurs 1940-1950 ». Ph.D. Thesis, Universiteit Gent, 2016.